de Franck Mazas
llons bon, pourra-t-on se dire en lisant ce titre, encore une tentative de récupération de luvre tolkienienne et de son succès. En effet, comment affirmer que non seulement le Seigneur des Anneaux, mais tout le monde secondaire du célèbre professeur oxonien est catholique ? La question de la légitimation de cette étude sera donc la première question traitée, notamment par un bref survol biographique et la lecture des lettres de lauteur. Restera donc à voir ensuite en quoi cet « esprit » qui a séduit tant de lecteurs est si proprement chrétien
Tant il est vrai que pour nombre de gens, le Seigneur des Anneaux resta longtemps associé au New Age et au phénomène hippie, récit dun ésotérisme obscur que lon ferait bien de tenir à distance. Quand il nest pas associé à lunivers, parfois obscur, des jeux de rôle ! Que de procès dintention a-t-on ainsi tenu à J. R. R. Tolkien ! Tâchons donc den démonter un.
J. R. R. Tolkien, un catholique fervent
n effet, quest-ce qui nous autorise donc à qualifier luvre de Tolkien de catholique ? Commençons par examiner quelques éléments biographiques intéressants. Comme on le sait, le jeune Ronald perdit son père très jeune, à lâge de trois ans à peine. Sa mère, Mabel Tolkien, se retrouva donc seule à élever ses deux enfants en bas âge, avec peu de moyens. Avec laide de la famille, elle réussit à louer de modestes logements et à assurer une éducation à ses fils. Dans le même temps, elle poursuit son cheminement spirituel et un dimanche matin, ses enfants constatent quelle ne se rend pas au lieu de culte habituel. En effet, dans le rayonnement spirituel du cardinal Newman, mort quelques temps auparavant, Mabel Tolkien sest convertie au catholicisme. Elle subit aussitôt lire de sa famille : voir sa fille devenir une « papiste » est insupportable au grand-père de Ronald. Privée de laide familiale, la vie devient de plus en plus difficile ; heureusement elle reçoit laide amicale du père Francis Morgan. Mabel élève ses fils dans la foi catholique, mais le travail et lostracisation quelle subit désormais de la part de sa famille détériorent rapidement sa santé. Elle meurt en 1904 du diabète. Pour Ronald, qui adorait sa mère, le choc est rude. Toute sa vie cependant associera-t-il sa foi au souvenir de sa mère.
« Ma chère mère fut une martyre. Ce nest pas à tout le monde que Dieu a ouvert une voie aussi aisée à ses bénédictions comme il la fait pour Hilary et moi, nous donnant une mère qui sest tuée au travail et à la peine pour nous assurer de garder la foi. »
t de fait, assure son biographe Humphrey Carpenter, cest la religion qui prit la place de sa mère dans sa vie affective, et son souvenir et sa vénération pour elle furent toujours profondément associés à sa foi. Hilary et Ronald furent recueillis par le père Morgan qui veilla à leur éducation. Tout au long de sa vie, lui qui naimait pas se lever tôt, Tolkien allait tous les jours à la messe de 7h30. Il traduisit même dans une des langues quil avait inventé le Pater et lAve Maria ! Son fils John deviendra dailleurs prêtre. Tolkien était, on le voit, un croyant et pratiquant fervent. Cependant, si cela a forcément déteint sur son uvre, quest-ce qui prouve que son uvre lest ?
« Une uvre fondamentalement catholique »
ans la lettre 142 à son ami le père Robert Murray, qui voyait dans Le Seigneur des Anneaux une « indéniable compatibilité avec lordre de la grâce », Tolkien écrivit :
« The Lord of the Rings is of course a fundamentally religious and Catholic work; unconsciously so at first, but consciously in the revision. That is why I have not put in, or have cut out, practically all references to anything like 'religion', to cults or practices, in the imaginary world. For the religious element is absorbed into the story and the symbolism. »
emble donc apparaître un paradoxe : lauteur souhaite réaliser une uvre catholique en faisant disparaître toute trace de religion ! On verra plus loin de quelle magnifique et subtile manière Tolkien a levé cette apparente contradiction, mais il est maintenant acquis que ce nest pas faire de la récupération de texte que détudier le fait religieux chez cet auteur.
Sens théologique de la « subcréation » : de la vérité des mythes
vant daller plus loin, il faut ici exposer une théorie audacieuse de J. R. R. Tolkien à propos des mythes. Pour beaucoup, ils ne sont que mensonges, certes beaux, poétiques et parfois magnifiques, mais mensonges quand même. Rappelons simplement lopposition mythos / logos, où seule la lumière de la raison pourrait accéder à la vérité. Tel nétait pas lavis de Tolkien. Pour lui, tous les hommes sont « made in the image and likeness of a Maker »[1], créés à limage et à la ressemblance dun Créateur. Or, il y a eu une Chute de lHomme : on ne voit que trop bien quil est loin dêtre parfait. Cependant, il doit subsister chez l'Homme un écho de cette « perfection » ou de cette « Vérité » originelle, qui touche à ce qu'est vraiment l'Homme dans sa nature et sa relation avec Dieu. Si l'Homme est à la ressemblance du Maker, du Créateur, il est donc capable de création également, en l'occurrence de création littéraire, et dans le cas de Tolkien, de création d'un monde imaginaire : un « sous-monde », d'où le terme forgé par Tolkien de « subcréation ». La conséquence des deux dernières phrases est que pour Tolkien, on doit donc retrouver dans les mythes un écho de cette Vérité originelle. Tout comme dans les autres uvres de création, dailleurs ; cependant les mythes traitent des sujets essentiels à la nature humaine, de sa création et de son rapport avec Dieu.
our dire les choses autrement, les mythes ne sont pas des mensonges : ils sont un langage spécifique mais capable de vérité. Comme nous venons de Dieu, cette création doit refléter quelque chose de cette origine, même si les mythes contiennent des erreurs. Cest dailleurs cette argumentation que Tolkien utilisa pour convaincre une nuit de 1931 son ami C. S. Lewis. Celui-ci comprit alors, au cours de cette fameuse conversation, que lEvangile était en fait un mythe qui sétait réellement passé, un mythe vrai. Cette nuit-là, Lewis (déjà revenu au théisme) passa « dune croyance en Dieu à une croyance dans le Christ ». Daprès son biographe Humphrey Carpenter[2], Tolkien dit au cours de cette conversation :
« Les mythes que nous tissons, même s'ils renferment des erreurs, reflètent inévitablement un fragment de la vraie lumière, cette vérité éternelle qui est avec Dieu. »
l faut ici citer un extrait du poème Mythopoiea que Tolkien écrivit en rentrant chez lui après cette conversation avec Lewis :
« Le cur de l'homme n'est pas composé uniquement de mensonges, car il est sage d'une sagesse qui lui vient de Celui qui est très sage, et dont il est l'image. Quoique séparé de Lui depuis longtemps, l'homme n'est pas complètement perdu, ni entièrement changé. (...) Il traîne encore des lambeaux de sa grandeur passée. (...) Nous continuons de créer de la manière dont nous avons été créés. »
n voit donc à quel point la sous-création, quelle soit littéraire ou artistique, avait un sens particulier aux yeux de Tolkien, à tel point quil forgea le terme de « subcréation » pour en rendre compte et replacer son uvre de création par rapport à son propre Créateur. Quoi détonnant alors que la Fantasy, ou faërie, lui apparaisse comme le plus noble genre littéraire qui soit !
Des temps mythologiques au temps historique
n le sait, un des buts avoués de Tolkien était de donner une mythologie à lAngleterre, dont il ressentait cruellement labsence. En ce sens, son récit cosmogonique, le Silmarillion, joue le rôle de légendaire mythologique, mettant en scène Elfes, Nains, Orques, Ainur
et Hommes. Le Seigneur des Anneaux, lui, se situe à une époque charnière. De par sa conclusion, qui voit la défaite (définitive ?) de Sauron et la victoire des peuples libres, les créatures mythologiques sont amenées à seffacer : les Elfes sembarquent pour lExtrême-Occident, les Ents sont sur le déclin, les Orques, terrés dans leurs cavernes, disparaîtront aussi peu à peu
Ne restent plus que les Hommes sur la Terre du milieu. Avec le départ dElrond prennent fin les temps mythologiques et commence la période historique des Hommes. Car il faut bien se rendre compte que lArda de Tolkien nest nulle autre que notre Terre :
« I doubt if there would have been much gain; and I hope the, evidently long but undefined, gap* in time between the Fall of Barad-dûr and our Days is sufficient for 'literary credibility', even for readers acquainted with what is known or surmised of 'pre-history'.
I have, I suppose, constructed an imaginary time, but kept my feet on my own mother-earth for place.
* I imagine the gap to be about 6000 years : that is we are now at the end of the Fifth Age, if the Ages were of about the same length as S.A. and T.A. But they have, I think, quickened; and I imagine we are actually at the end of the Sixth Age, or in the Seventh.»[3]
n comprend alors que représenter un culte chrétien environ 4000 ans avant Jésus-Christ aurait détruit lillusion dhistoricité recherchée. Créer des rites de substitution aurait heurté son sentiment religieux. La seule solution est alors de faire disparaître tout rite pour mieux imprégner luvre dun certain esprit
Un récit imprégné des valeurs et thèmes chrétiens
l est en effet vain de chercher laspect religieux sur la forme de luvre tolkienienne. Tolkien sest en effet, on le sait, abondamment inspiré de récits mythologiques scandinaves, les Eddas scandinaves, le Kalevala finlandais, ainsi que du poème en vieil-anglais Beowulf. (Les Eddas et Beowulf sont dailleurs, comme le Seigneur des Anneaux, des mythes païens retranscrits par des auteurs chrétiens.) De ce fait, nous ne rechercherons pas ici des références bibliques qui se trouveraient dans les oeuvres tolkieniennes. Certains lont fait, et leurs rapprochements sont intéressants. On pense à Hervé Aubrun qui relevait de très nombreuses références bibliques dans les quelques lignes où Gandalf raconte sa chute dans la Moria et son combat contre le Balrog[4]. Mais il nous semble que lessentiel nest pas là, surtout que comme on la vu plus haut, le catholicisme du livre était dabord inconscient. De plus, Tolkien se refuse à plagier sa religion :
« But though one may be in this reminded of the Gospels, it is not really the same thing at all. The Incarnation of God is an infinitely greater thing than anything I would dare to write. »[5]
out semble sêtre en fait passé comme si après avoir tissé la trame de ses récits avec les différents fils des mythologies nordiques, Tolkien lavait imprégné deau bénite
Cest-à-dire quil y avait placé des valeurs morales chères aux chrétiens. De fait, un non-croyant écrivit à Tolkien en 1971 :
« Vous avez créé un monde dans lequel une sorte de foi semble être partout [présente] sans source visible, comme une lumière émanant dune source invisible. »
Le thème de la Chute
t en effet lauteur a émaillé son uvre de ses convictions profondes. Ainsi retrouve-t-on lidée que la Création, originellement belle, sinon parfaite, a été souillée à jamais, et que le Mal sest incorporé dans la Création : dans son monde, Arda a été « corrompue », ou « marrie » (« Arda marred ») par Morgoth[6], et de ce fait toutes les créatures, car Arda est leur étoffe. Et depuis cette souillure originelle, lHistoire nest guère quune succession de défaites, malgré quelques victoires sans grands lendemains. On se rappelle lamertume dElrond à lévocation des occasions gâchées par lUltime Alliance
Cependant, lespoir nest pas mort car les Enfants dIlúvatar, le Créateur, attendent la défaite définitive du Mal à Dagor Dagorath, où Morgoth sera mis à bas par Túrin. Conception qui ne peut quévoquer le Jugement Dernier judéo-chrétien et la dernière bataille dans la plaine dArmageddon (rien à voir évidemment avec quelque superproduction ciné que ce soit). Et cette citation simpose :
« Actually I am a Christian, and indeed a Roman Catholic, so that I do not expect 'history' to be anything but a 'long defeat' though it contains (and in a legend may contain more clearly and movingly) some samples or glimpses of final victory. »[7]
lorigine de cette longue défaite, se trouve la Chute. Et à ce sujet, la cosmogonie tolkienienne est dune compatibilité quasi-stricte avec la tradition chrétienne. Dans lAinulindalë, un des plus grands esprits, Melkor, sans penser à mal faire au début, mèle son propre thème à la Musique des Ainur. Puis, rongé par son avidité de domination et de puissance, il finit par combattre les Valar pour se proclamer roi dArda, ayant attiré à sa suite plusieurs esprits. Dévoré par sa soif de lumière, il finit par dépit à y renoncer en faveur des ténèbres. Dans la tradition chrétienne, cest également un esprit (« esprit » est une nature, « ange » nest quune fonction, celle denvoyé), Lucifer (« le porteur de lumière » en latin), qui se rebelle, entraînant dautres esprits à sa suite
Le péché de lange est un refus de servir Dieu fait homme car les hommes sont destinés à devenir enfant de Dieu pas les anges. Chez Tolkien, il ne reste quà ajouter les Elfes aux Hommes
« Derrière le choix désobéissant de nos premiers parents il y a une voix séductrice, opposée à Dieu qui, par envie, les fait tomber dans la mort. LÉcriture et la Tradition de lÉglise voient en cet être un ange déchu, appelé Satan ou Diable. LÉglise enseigne quil a été dabord un ange bon, fait par Dieu. « Le diable et les autres démons ont certes été créés par Dieu naturellement bons, mais cest eux qui se sont rendus mauvais. »
LÉcriture parle dun péché de ces anges. Cette « chute » consiste dans le choix libre de ces esprits créés, qui ont radicalement et irrévocablement refusé Dieu et son Règne. Nous trouvons un reflet de cette rébellion dans les paroles du tentateur à nos premiers parents : « Vous deviendrez comme Dieu. » (Gn 3,5). »[8]
n le voit, pour qui connaît le Silmarillion la ressemblance est saisissante
Les mensonges susurrés par le tentateur rappellent ceux de Melkor à Fëanor et ceux de Sauron à Ar-Pharazôn (« vous deviendrez comme Dieu »). Plus largement, cest toute la cosmogonie de Tolkien qui rappelle la hiérarchie divine chrétienne. Un seul Dieu créateur, duquel émanèrent des esprits (les Ainur, cest-à-dire les « Saints ») dont certains furent envoyés sur terre (les Valar et les Maiar, puissances angéliques). On lira avec intérêt à ce sujet larticle de Michaël Devaux, de la Compagnie de la Comté : Les anges de lOmbre chez Tolkien : chair, corps et corruption[9]. Mais on la dit, dans cet essai ce ne sont pas tellement les rapprochements de forme qui nous intéressent, mais plutôt ceux de fond
joutons également que cette chute dun esprit originellement bon implique que chez Tolkien, le Mal na pas dexistence positive comme le Bien, mais se définit bien comme la privation, le refus du Bien. Il ne sagit pas de deux forces opposées ayant une existence positive, et dont lune pourrait gagner et lautre perdre, ou vice-versa. Il ne peut donc y avoir, au sens propre, de victoire du Mal, comme le ressentent dailleurs les principaux personnages, ce que nous verrons un peu plus loin..
La victoire des humbles
uexalte Tolkien dans son uvre ? Les grands héros ? Túrin sombre sous sa Malédiction. Fëanor se condamne seul. Aragorn hésite à savancer. Non, ce que lauteur met en avant, cest lhéroïsme des humbles. Ce nest pas Glorfindel qui va jeter lAnneau après maints combats héroïques, car contre la puissance du Mordor il nest point despoir de victoire au combat. Cest un simple Hobbit, aidé de son jardinier, et qui na pas demandé à être là. Simplement, il a accepté de porter le fardeau de tous les peuples libres, tel le Christ portant avec la Croix les péchés de toute lhumanité. Ce choix, fait en toute liberté au Conseil dElrond, il tentera jusquau bout de lassumer, par une ténacité et une persévérance hors du commun. Mais Frodon nest pas le Christ, et il échoue au bout de sa quête, ou plutôt de son anti-quête. Mais qui peut lui reprocher ?
« If you re-read all the passages dealing with Frodo and the Ring, I think you will see that not only was it quite impossible for him to surrender the Ring, in act or will, especially at its point of maximum power, but that this failure was adumbrated from far back. He was honoured because he had accepted the burden voluntarily, and had then done all that was within his utmost physical and mental strength to do. »[10]
ais à ce moment là, tout est sauvé grâce à la Pitié et à la compassion que Bilbo puis lui avaient su éprouver pour Gollum.
« He (and the Cause) were saved by Mercy : by the supreme value and efficacy of Pity and forgiveness of injury.
[
] I think rather of the mysterious last petitions of the Lord's Prayer: Lead us not into temptation, but deliver us from evil. A petition against something that cannot happen is unmeaning. There exists the possibility of being placed in positions beyond one's power. In which case (as I believe) salvation from ruin will depend on something apparently unconnected: the general sanctity (and humility and mercy) of the sacrificial person. I did not 'arrange' the deliverance in this case: it again follows the logic of the story. (Gollum had had his chance of repentance, and of returning generosity with love; and had fallen off the knife-edge.) [
]
No, Frodo 'failed'. It is possible that once the ring was destroyed he had little recollection of the last scene. But one must face the fact: the power of Evil in the world is not finally resistible by incarnate creatures, however 'good'; and the Writer of the Story is not one of us.»[11]
olkien la affirmé : son livre est animé par le désir « danoblir, ou de sanctifier, la figure de lhumble »[12]. Lhumilité, cette valeur morale authentiquement chrétienne, au cur dune épopée, voilà lesprit du Seigneur des Anneaux.
Une espérance indéfectible
uest-ce qui soutient les grands personnages du légendaire de Tolkien ? Quand tout semble perdu, ils gardent la certitude de lavènement prochain dun jour nouveau. Sinon, comment comprendre Húrin criant, alors que la bataille sest déjà transformée en désastre, « Le jour reviendra ! » [13] ? Car cette espérance nest pas fondée sur un vague pressentiment ; ce nest pas non plus une dernière et inutile bravade. Elle traduit la foi indéfectible que le Mal ne peut être que passager, et que la victoire finale reviendra à Dieu (Ilúvatar). On retrouve cette espérance « folle » chez Gandalf, alors que le succès de son entreprise ne tient quà un fil. Même Sam, simple jardinier, bien peu au fait des grands mystères théologiques de la Terre du Milieu, ressent cette espérance ultime, même sil na plus despoir pour lui. Une nuit, en Mordor, alors quil veille sur son maître endormi, le voile de grisaille se déchire et voilà quapparaît dans le ciel une étoile, dont la beauté lui poignit le cur. Et la pensée lui vint quen fin de compte lOmbre nétait « quune chose passagère, et quil y avait à jamais hors de sa portée de la lumière et une grande beauté ». Ayant cessé de sinquiéter sur son sort, il sendort alors paisiblement.[14]
uant aux Elfes, eux qui ont une relation privilégiée avec le divin, jamais ne cessent-ils de chanter leur amour, leur foi et leur espérance ; et nulle part ailleurs cela se traduit-il mieux que dans leur chant à Elbereth :
« A Elbereth Gilthoniel
Silivren penna miriel
O menel aglar elenath !
Na-chaered palan-diriel
O galadhremmin ennorath
Fanuilos, le linnathon
Nef aear, si nef aearon ! »
ans cet hymne, ils ne demandent rien : cest un cri de confiance absolue dans lamour divin.
Le libre-arbitre, don dIlúvatar
utre grand thème à aborder : le libre-arbitre. Il serait inconcevable quune uvre soit chrétienne si les créatures sont astreintes à une destinée prédéterminée à laquelle elles ne peuvent échapper. Certes, Ilúvatar a la pré-connaissance de tout ce qui se passera sur Arda. Ce nest dailleurs pas le cas des Valar en général, et de Mandos en particulier, car Ilúvatar a gardé certaines choses en son domaine. Mais cela ne veut en aucun cas dire que tout est fixé davance : la liberté demeure. Le libre-arbitre des Elfes et des Hommes est dailleurs légèrement différent. Le destin des Elfes est fixé dans la Musique des Ainur, et il semble quils ne peuvent sy soustraire. Cependant, ils ont leur libre-arbitre : le plus bel exemple est celui de Galadriel refusant lAnneau proposé librement par Frodon. Leurs gestes seraient alors ancrés dans lordre de la Musique. Ils en sont dailleurs conscients, leurs propos dénotant souvent lacceptation de cet état de choses. Cependant, Ilúvatar a accordé aux Humains dautres qualités. Lisons donc le Silmarillion, lorsque Eru médite après le départ des Valar pour Arda :
« Therefore he willed that the hearts of Men should seek beyond the world and should find no rest therein; but they should have a virtue to shape their life, amid the powers and chances of the world, beyond the Music of the Ainur, which is as fate to all things else; and of their operation everything should be, in form and deed, completed, and the world fulfilled unto the last and smallest.»[15]
es Hommes ne sont donc pas liés à la Musique des Ainur. Ils ont la liberté de choisir leur vie. Ilúvatar et les puissances angéliques, Valar et Maiar, sont de fait beaucoup plus discrets avec les Hommes quavec les Elfes. Et on songe à cette phrase de ce grand penseur chrétien que fut Pascal : « Vere tu es Deus absconditus »[16], « Vraiment tu es un Dieu caché ». Cette discrétion est en effet indispensable à lexercice de la liberté : une intervention divine serait mettre en évidence son existence, croire ne serait donc plus un acte libre mais imposé par les faits
Les théophanies sont dailleurs rares chez Tolkien ; Ilúvatar nintervient guère à la demande de Manwë que pour engloutir Númenor
Sil nassure pas sa présence par linterventionnisme, Dieu nest cependant pas absent de sa création. Il est présent au cur de sa créature, mais aussi par de petits coups de pouce
Une présence discrète de la Providence
l nest pas exagéré de voir dans quelques « coïncidences » des interventions discrètes dIlúvatar
Elrond ne sy trompe pas, lui qui déclare en ouverture de son Conseil :
« Vous êtes venus et vous vous êtes rencontrés ici, à point nommé, par hasard, pourrait-il sembler. Mais il nen est pas ainsi. Croyez plutôt quil est ainsi ordonné que nous, qui siégeons ici, et nuls autres, devons maintenant trouver une ligne de conduite pour répondre au péril du monde. »[17]
e même, Gandalf discerne très tôt quil y a bien plus que du hasard à luvre dans la découverte de lAnneau à laveuglette par Bilbo, mais bien plutôt une volonté supérieure :
« Derrière cela, il y avait quelque chose dautre à luvre, en dehors de tout dessein du Créateur de lAnneau. Je ne puis le faire comprendre plus clairement quen disant que Bilbon était destiné à trouver lAnneau, et pas par la volonté de Celui qui lavait créé. Et cest peut-être là une pensée encourageante. »[18]
st-ce vraiment du pouvoir des Valar, eux qui ont déjà joué leur rôle en envoyant les Istari sur la Terre du Milieu ? Ne faut-il pas plutôt voir une aide proposée par Ilúvatar, aide qui peut être refusée ou acceptée ? On retrouve exactement le concept chrétien de la Providence. Car la Providence ne contredit jamais le libre-arbitre. St Paul disait à son sujet quelle pouvait même transformer le mal des hommes en bien final, ce qui est parfaitement illustré par Gollum, ainsi que la bien compris Gandalf : il pressent que du mal que représente Gollum peut advenir un bien auquel il ne sattend pas. Tolkien qualifie dailleurs lui-même Frodon d«instrument de la Providence »[19]. Si les Peuples Libres doivent faire face aux périls qui les menacent, ils ne sont pas totalement seuls
Tom Bombadil lui-même rappelle aux Hobbits que ce quils qualifient de chance nen est pas vraiment.
Orodruin ou leucatastrophe finale
n ne peut négliger ici un élément fondamental de la conception quavait Tolkien des contes de fées (fairy stories, la traduction française est dailleurs assez impropre car ce terme na pas la même signification en français et en anglais ; il convient donc de le prendre au sens large). Il sagit de ce quil appelle « leucatastrophe ». Quest-ce donc ? Tout simplement un dénouement brutal, imprévu heureux, quasi miraculeux, qui doit émouvoir le lecteur presque jusquaux larmes.
« Cest la marque dun bon conte que (
) il peut donner à lenfant ou à lhomme qui lentend, quand le « retournement » advient, un frisson, un battement et une élévation de cur proches (voire accompagnés) des larmes. »[20]
our Tolkien, leucatastrophe est non seulement la plus haute fonction[21], mais la finalité même du conte de fées et ce qui lui donne son sens profond, religieux, en le rapprochant de lEvangile.
« Je me risquerais à dire quen approchant lHistoire chrétienne sous cet angle, jai depuis longtemps senti (et cest un joyeux sentiment) que Dieu a racheté les créatures créatrices corrompues, les hommes (
). Les Evangiles contiennent un conte de fées, ou une histoire dun genre plus vaste qui embrasse toute lessence des contes de fées. (
) Mais cette histoire est entrée dans lHistoire et dans le monde primaire ; le désir et laspiration de la sous-création se sont élevés à la plénitude de la Création. La Naissance du Christ est leucatastrophe de lhistoire de lHomme. La Résurrection est leucatastrophe de lHistoire de lIncarnation. Cette histoire débute et sachève dans la joie. Elle a, à un degré prééminent, la « consistance interne de la réalité ». Il nest aucun conte jamais raconté que lhomme voudrait davantage savoir vrai, et aucun que nombre de sceptiques aient accepté comme vrai sur ses seuls mérites. »[22]
ette histoire débute et sachève dans la joie
Comment ne pas penser au Seigneur des Anneaux, qui commence par une grande fête en lhonneur du un-décante-et-unième anniversaire de Bilbo, pour se terminer par la défaite de Sauron et la victoire des peuples libres ? Leucatastrophe se produit à Orodruin, au moment où tout paraît perdu : larmée du Gondor et de ses alliés est sur le point dêtre écrasée, Frodon a failli à sa mission
Jusquau faux pas inespéré de Gollum, qui permet ce retournement inattendu.
La mission de Frodon
ttardons-nous dailleurs un instant sur lanti-quête quaccomplit Frodon
Si apporter lAnneau à Fondcombe ne fut finalement accepté que comme un « service » à rendre à Gandalf, lui permettant par ailleurs dassouvir son envie de voyager (même si tout se révéla beaucoup plus ardu et périlleux que prévu !), la mission de Frodon prend une toute autre tournure à partir du Conseil dElrond. Il pense avoir accompli sa part et naspire plus quà rentrer chez lui. Un désir irrépressible de rester en paix lenvahit. Et pourtant, cest comme si une autre volonté que la sienne le poussait à accepter une nouvelle fois ce fardeau, qui est celui de tous les Enfants dIlúvatar.[23] Après un long cheminement au sein dune communauté, puis la trahison dun de ses membres, qui trouvera la rédemption par le sacrifice, la fin du voyage de Frodon sapparente à un chemin de croix. Il ne peut dailleurs porter seul son fardeau, et aura besoin de toute laide de Sam. Quest-ce qui le tourmente donc à ce point, à toute heure ? La tentation. LAnneau est lincarnation de la Tentation, symbole du Mal. Satan nest-il pas appelé le Tentateur ? Ses quelques apparitions dans lEvangile relèvent toutes de la mise en tentation du Christ. Dans le cas de Frodon, cest sa « sainteté », lexercice de sa Pitié antérieure qui le sauve, comme on la vu plus haut.
« 1 Corinthien 10, 12-13[24] peut paraître dabord ne pas convenir à moins que « soutenir la tentation » ne soit pris dans le sens dy résister tant que demeure un agent de liberté dans le commandement normal de la volonté. Je pense plutôt aux mystérieuses dernières suppliques du Notre Père : « Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal ». Une supplique contre quelque chose qui ne peut survenir est dépourvue de sens. Il existe la possibilité dêtre placé en situation de soumission au pouvoir dun autre. Auquel cas (comme je le crois) être sauvé de la ruine dépendra de quelque chose dapparemment sans lien : la sainteté générale (et lhumilité, la pitié) de la personne sacrificielle. Je nai pas « arrangé » la libération dans ce cas : encore une fois elle suit la logique de lhistoire (Gollum a eu lopportunité de se repentir, et de rendre la générosité avec amour ; et il est tombé du fil de la lame). »[25]
otons enfin deux dates qui ne peuvent relever du hasard : la Communauté quitte Fondcombe un 25 décembre, date de la Naissance du Christ. Et la Quête est accomplie le 25 mars, date traditionnelle de lAnnonciation mais aussi selon certains la date de la Crucifixion du Christ. Sachons cependant garder le sens des mesures. Il ne sagit pas de faire de Frodon le Christ. Il nest pas ressuscité. Du reste, Gandalf également a un net aspect christique. Mais sa prise en charge, en toute liberté, du fardeau de tous ne peut quévoquer la Passion.
La Mort et la recherche de limmortalité
après Tolkien, la Mort et la recherche de lImmortalité sont le thème principal du Seigneur des Anneaux.[26] Les Elfes appellent la Mort le « Don dIlúvatar ». En effet, elle est la conséquence du don de liberté quIlúvatar a accordé aux Hommes, comme on la vu plus haut.
« It is one with this gift of freedom that the children of Men dwell only a short space in the world alive, and are not bound to it, and depart soon whither the Elves know not. (
). But the sons of Men die indeed, and leave the world; wherefore they are called the Guests, or the Strangers. Death is their fate, the gift of Ilúvatar, which as Time wears even the Powers shall envy. But Melkor has cast his shadow upon it, and confounded it with darkness, and brought forth evil out of good, and fear out of hope. »[27]
a Mort nest donc pas ce quon a appelé « le Noir Destin des Hommes », mais la condition nécessaire à lexercice de leur liberté. Cependant Morgoth a jeté son ombre sur la Mort, qui ne provoque plus maintenant que la peur. En réaction, les Hommes ont aspiré à limmortalité des Elfes, provoquant leur perte à Númenor. La Mort nest plus pour eux quune fatalité à laquelle ils essayent désespérément de se soustraire, et quand ils la recherchent, ce nest que pour mieux fuir leur vie. Aragorn, lui, comprit la signification réelle de la Mort. En usant de son privilège de choisir lheure où il rendrait lâme, il exprime sa confiance envers Dieu, qui ne peut que vouloir le bien de sa créature. Confiance quArwen saisit dailleurs bien, puisquelle lappelle alors de son nom denfance « Estel », cest-à-dire « espoir ». Pour Tolkien, le refus de la Mort est donc un déni de lamour de Dieu envers ses enfants, et la recherche de limmortalité un refus de Dieu.
Conclusion
« Dieu est le Seigneur des anges et des hommes et des elfes. Légende et Histoire se sont rencontrées et ont fusionné.
Mais dans le royaume de Dieu, la présence des plus grands naccable pas les petits. LHomme racheté est encore homme. Lhistoire, la fantaisie continuent et devraient se poursuivre. LEvangelium na pas abrogé les légendes, il les a consacrées, spécialement l« heureux dénouement ». Le chrétien a encore à travailler, de lesprit comme du corps, à souffrir, espérer et mourir ; mais il peut maintenant percevoir que tous ses penchants et ses facultés ont un but, qui peut être racheté. La bonté avec laquelle il a été traité est si grande quil lui est maintenant possible doser supposer à juste titre que dans la Fantaisie il aide peut-être positivement à leffeuillaison et au multiple enrichissement de la création. Tous les contes peuvent devenir vrais ; et pourtant, en fin de compte, rachetés, ils seront peut-être aussi semblables et dissemblables aux formes que nous leur donnons que lHomme, finalement racheté, sera semblable et dissemblable aux déchus que nous connaissons. »[28]
uelle meilleure conclusion à cet essai que ce dernier paragraphe de Faërie, où se retrouve synthétisée la pensée du Professeur. Conteur de génie, il a su reprendre la force des anciennes mythologies nordiques et leur insuffler une valeur chrétienne qui fait rayonner son monde de lintérieur. Quelle uvre dimagination reprend avec autant dampleur les trois vertus théologales du christianisme : Foi, Espérance, Charité ? En cela, il a atteint son but : réévangéliser limagination.
Références bibliographiques