de Thomas Shippey © HarperCollins
traduit de langlais par David Giraudeau aidé de Cédric Piétrus
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Cet essai est issu de l'ouvrage The Road to Middle-earth édition 2005 revue et augmentée (pp. 409-29 pour l'appendice et pp. 449-50 pour les notes). Il présente une interprétation de la trilogie de films réalisée par Peter Jackson.
LES VERSIONS CINÉMATOGRAPHIQUES DE PETER JACKSON
inquante ans après la première publication du Seigneur des Anneaux, les ironies relevées dans le premier paragraphe de ce volume sont seulement devenues plus flagrantes. Loin de tomber dans loubli miséricordieux prédit par Philip Toynbee, loin dêtre un ouvrage que peu dadultes liront deux fois, comme déclaré par Alfred Duggan, Le Seigneur des Anneaux a trouvé un public nouveau et plus large dans un nouveau média, les trois films dirigés par Peter Jackson et sortis successivement durant les années 2001-2003. Ce sont probablement les films les plus couronnés de succès jamais réalisés. En janvier 2004 les trois réunis avaient généré quelques 1279 millions de livres au box office, une valeur certainement multipliée par les ventes de cassettes VHS et de DVD, particulièrement des versions longues qui offriront une durée totale finale de près de douze heures. Il est impossible destimer combien de spectateurs cela représentera, puisquun seul DVD peut être vu par plusieurs personnes, et au contraire les entrées au box-office sont augmentées par des spectateurs répétitifs, mais il est juste de dire que des centaines de millions de personnes ont vu ou verront les films. Il y aura certainement plus de spectateurs que de lecteurs (bien que naturellement ce soient souvent les mêmes).
ependant, de manière surprenante, la réaction de Toynbee et Duggan continua dêtre puissante, même durant la réalisation des films. Je dois confesser que pour ce qui suit immédiatement (de même que pour ce qui a été dit plus haut de la réputation locale de Tolkien, voir p. 50 et notes) je ne peux attester daucune source sinon les potins de Los Angeles, et non dOxford. Peut-être un jour lhistoire complète sera-t-elle révélée. Mais il est dit que tandis que Peter Jackson réalisait les films, les pontes d'Hollywood, alarmés par l'échelle et le coût de la production sans cesse grandissants, envoyèrent en Nouvelle Zélande un docteur pour scénario, dont le travail était de ramener les films dans le droit chemin. Le docteur pour scénario vit immédiatement les erreurs dans la trame de Tolkien. Avoir des héros chevauchant (ou dans ce cas marchant) au secours dun peuple menacé était bien sûr parfaitement familier et acceptable, comme dans The Magnificent Seven : mais il ny avait nul besoin de deux peuples, le Rohan et le Gondor. Lun deux pouvait être supprimé, ce qui signifiait que la bataille du Gouffre de Helm pouvait être amalgamée avec la bataille des Champs du Pelennor. Un intérêt amoureux pour Aragorn était aussi clairement vital, mais encore une fois il nétait pas nécessaire quil y en ait deux : Arwen ou bien Éowyn devrait disparaître, de préférence Arwen, et Aragorn devrait alors se marier avec Éowyn au lieu de la dissuader poliment. On pourrait ensuite faire une autre économie en éliminant le personnage de Faramir. D'autre part, bien qu'il y avait des doutes quant à la pertinence d'avoir des personnages si petits et si couards que les Hobbits comme héros, ils pourraient être conservés comme une billevesée : mais quatre d'entre eux faisaient beaucoup trop. Et il était absolument vital que l'un des Hobbits dût mourir. Avec de tels changements, Le Seigneur des Anneaux pourrait être converti en un scénario de film parfaitement acceptable et rondement mené au dépend, bien sûr, du contraste culturel, de l'originalité, de la profondeur émotionnelle, et de quelques autres éléments secondaires.
'avis du docteur pour scénario fut ignoré, et les films de Peter Jackson ont peut-être finalement convaincu les pontes qu'il y avait quelque chose qu'ils ne savaient pas au sujet de l'attrait populaire. Néanmoins, les changements proposés en disent long sur la nature individuelle et même excentrique de l'uvre de Tolkien. Si souvent elle ne produit pas ce à quoi l'on pourrait s'attendre. La pensée surgit, de fait, que plusieurs des critiques faites par Edwin Muir, ou Christine Brooke-Rose, ou même Leonard Jackson (voir pages 175, 363-70 plus haut) seraient bien plus justes si ramenées à la version dépouillée et muette quHollywood aurait préférée. Comme souvent, les critiques critiquaient ce qu'ils prétendaient avoir lu, ne s'engageant pas dans l'uvre elle-même. Mais le succès des films soulève une question plus importante. Pour de nombreuses personnes, Le Seigneur des Anneaux signifie à présent la version cinématographique, non les livres. De quelles manières les deux versions sont-elles différentes, et Tolkien lui-même aurait-il approuvé la différence ?
l devrait être rappelé que Tolkien vécu assez longtemps pour voir un scénario de film et le commenter le scénario a bien survécu, avec les annotations marginales de Tolkien, dans les archives à l'Université de Marquette, à Milwaukee, tandis quil y a de larges sélections de ses lettres de protestation dans Letters, pp. 260-61, 266-67, 270-77. Ce script de 1957 était incontestablement très mauvais, sans ambition et négligent, et les commentaires ardents de Tolkien sont appropriés. Malgré tout, trois points méritent den être extraits. Premièrement, Tolkien navait aucune objection à une version filmée per se. Deuxièmement, il comprit immédiatement que pour une version filmée son livre devrait être raccourci ; et il était certain quen de telles circonstances une coupe franche serait préférable à une compression. Mieux valait retirer entièrement des sections semi-indépendantes telles que lintervention de Tom Bombadil, ou le Nettoyage de la Comté, ou (nota-t-il particulièrement, voir Letters, p. 277) le retour de Saruman, que dessayer de tout resserrer au pas de course. Ce qui arriverait si lon choisissait cette alternative serait que, fort probablement, la Prime Action terme de Tolkien pour Frodo et Sam traçant leur chemin dans le Mordor serait dégradée en faveur de lAction Subsidiaire, les guerres et les batailles et les héros.
e troisième point est plus discutable. Tolkien (écrivant il faut le rappeler avec un degré de ressentiment au sujet dun scénario de laveu de tous très pauvre) protesta :
Les canons de l'art narratif ne peuvent être totalement différents, d'un média à un autre ; et l'échec d'un mauvais film tient précisément souvent à l'exagération et à l'intrusion d'éléments injustifiés, en raison d'une incapacité à percevoir où se situe le cur de loriginal. (Letters, p. 270)
n laissant de côté pour linstant la question du cur de loriginal, on pourrait constater lexpression de Tolkien totalement différents. Les canons de lart narratif peuvent bien ne pas être totalement différents, mais dans un média différent ils pourraient bien être substantiellement différents. Mais est-ce juste une question de changement de média, ou cela affecte-t-il la nature de luvre entière ? Dans ce qui suit jessaie de répondre à la question posée à linstant.
ne différence vraiment évidente entre écrire un livre et réaliser un film est largent. Quelquun comme Tolkien, écrivant de lui-même sur le temps libre de son travail quotidien, navait dautre personne à prendre en considération que lui-même. Tout ce quil investissait était son temps libre, et comme Dáin le dit au messager du Mordor, Le temps de ma réflexion, cest à moi den décider (LOTR, p. 235). Quelquun comme Jackson, contrôlant un budget de plusieurs millions de dollars, devait penser à produire un retour sur investissement, et ainsi considérer lattrait populaire. De temps en temps, par conséquent, peut-on le voir amuser la galerie. Legolas fait du skateboard sur un bouclier en descendant une volée de marches à la bataille du Gouffre de Helm (JDT 51, La brèche du Mur du Gouffre).
imli fait deux fois une plaisanterie sur le lancer de nain, une fois dans la scène avec le Balrog, où Gimli refuse dêtre lancé par-dessus labîme Personne ne lancera un Nain ! (JCA 36, Le pont de Khazad-dûm) et une fois encore au Gouffre de Helm, où cette fois il accepte lhumiliation par nécessité lancez-moi
Ne le dites pas à lElfe ! (JDT 53, Retraite vers Fort le Cor). Tolkien naurait compris aucun ajout : ils sont là pour un public adolescent. Une chose similaire pourrait être dite du rôle plus important donné à Arwen dans le premier film, où elle remplace Glorfindel dans les scènes après que Frodo a été poignardé au Mont Venteux. Cela fait delle un meilleur exemple du personnage féminin actif fort préféré à présent, mais la réécriture sonne un peu creux. Chez Tolkien cest Frodo qui se retourne pour défier les Spectres de lAnneau au bord du gué de Bruinen, mais son défi est faible, solitaire et infructueux. Chez Jackson Arwen se retourne et défie les Spectres de lAnneau, Si vous le voulez, venez donc le réclamer ! (JCA 21, Fuite vers le gué). Bien sûr quils le veulent, ils ont toutes les intentions de le réclamer, et le défi dArwen ne fait à vrai dire aucune différence : on ne gagne rien de plus en introduisant le stéréotype de la princesse guerrière excepté que, comme il a été dit, cest le genre de chose qun public moderne attend, ou pourrait être en droit dattendre.
l y a un certain nombre dinsertions et daltérations comme celle-ci dans les films de Jackson, mais leur effet ne doit pas être exagéré : elles passent rapidement. Plus sérieuse est la question des canons de lart narratif, et je ne peux pas mempêcher de penser ici quil a dû y avoir de nombreuses occasions où les scénaristes de Jackson dirent, en effet, mais nous ne pouvons pas faire cela occasions où Tolkien lui-même semble avoir oublié, ou ignoré, certains des axiomes les plus basiques de la narration. Lun deux est montre, ne raconte pas. La narration de Tolkien est à loccasion anormalement loquace, prête à contourner des scènes dramatiques majeures, et tout à fait prête à laisser le lecteur, ou le spectateur, en suspens comme par exemple avec lAnneau. Le cur de loriginal incontesté, pour employer les termes de Tolkien, est lAnneau et ce qui nous en est raconté : son effet est toujours corruptif, on ne peut le confier à personne, il ne peut être caché, il doit être détruit et il doit être détruit à lendroit de sa forge. Sans ces données lhistoire ne peut pas continuer. Mais bien que la plupart de ceci soit raconté par Gandalf à Frodo dans le chapitre de début Lombre du passé, linformation complète et lidentification ne prennent place que douze chapitres plus tard au Conseil dElrond, tandis que six mois pleins se sont écoulés entre les deux évènements (13 avril au 25 octobre) et dix-sept ans entre Lombre du passé et la fête dadieu de Bilbon. Ce déroulement calme ne convient pas au média narratif dun film, et la solution de Jackson est claire, directe, et saisissante : la majeure partie de lhistoire de lAnneau telle que confiée tortueusement par Gandalf et dautres orateurs dans Le conseil dElrond est extraite et racontée au début, avec une voix calme, froide en fond accompagnant des scènes de drame et de violence extrêmes à lécran (JCA 1, Prologue : Un Anneau pour les gouverner tous). Bien moins de têtes parlantes, et le spectateur est projeté dans limage dès le début. Ce changement saccompagne bien sûr dun prix, comme discuté plus loin ci-dessous, mais cela rend laction plus rapide et plus visuelle.
ien plus épineux pour les scénaristes, jimagine, fut lagencement par Tolkien de la destruction dOrthanc par les Ents. Dans sa narration nous avons un développement manifestement lent jusquà la décision de la marche, rompu par un grand cri retentissant (LOTR p. 473) et un mouvement rapide à la fin du chapitre Sylvebarbe, qui sachève avec les Ents et les Hobbits regardant en contrebas Nan Curunír, la Vallée de Saruman. Lattention se porte alors ailleurs pendant presque quatre chapitres complets, près de soixante-dix pages, et la fois suivante où Orthanc apparaît cest une ruine. Que sest-il passé entre-temps ? Ce nest pas expliqué avant dix autres pages, et alors est-ce raconté en flash-back par Merry et Pippin entre eux. Les scénaristes de Jackson ne pouvaient clairement pas répéter ceci. Ils avaient le choix entre des gens racontant pensivement quelque chose qui sétait déjà passé, ou une scène daction majeure dans lordre chronologique (JDT 59, Isengard sous les eaux). Dans un média visuel un tel choix ne peut avoir quune seule issue. La même chose est vraie du voyage dAragorn des Chemins des Morts à Pelargir, sa débâcle des Corsaires, et son arrivée à point nommé aux Champs du Pelennor. Dans le livre la Compagnie Grise disparaît de vue en p. 773, et réapparaît presque soixante pages plus tard, dune manière qui reste inexpliquée jusquà ce que cette fois Legolas et Gimli racontent lhistoire, encore en flash-back, une trentaine dautres pages plus tard. Une fois de plus cest un choix entre des têtes parlantes et des scènes daction majeures avec toutes les opportunités pour des effets spéciaux, et le choix pour un réalisateur de film est simplement inévitable, comme on le voit des scènes dans le film Le Retour du Roi. Il est difficile de protester contre lun de ces changements. Dans de tels cas les canons de lart narratif sont différents comme entre un média visuel et verbal, et Jackson devait sûrement faire ce quil a fait.
ela mène-t-il, cependant, à la subordination redoutée par Tolkien de la Prime Action à lAction Subsidiaire, détournant lattention de lAnneau pour les effets spéciaux ? Je suggèrerais que Jackson restaure tout équilibre perdu, de nombreuses fois, avec des transpositions plutôt adroites qui mettent au premier plan ou ramènent des scènes discrètes mais importantes qui sinon pourraient avoir été supprimées. Le conseil dElrond en est un exemple. Dans le film, la plupart de son matériel a déjà été employé, bien quil soit tout à fait clair quaucun réalisateur de film ne pourrait se permettre de dépenser une proportion significative de sa durée sur ce qui est en fait la réunion dun conseil, dautant plus lorsque celui-ci se termine dans laccablement et un silence prolongé : Tous les membres du Conseil baissaient les yeux, comme plongés dans une profonde réflexion (LOTR p. 263). Chez Jackson, au contraire, la réunion bien plus courte se termine avec toutes les parties criant et sharanguant les uns les autres. Cependant les mots vitaux à la fin sont presque exactement les mêmes dans les deux versions, Frodo disant Jemporterai lAnneau [
] bien que je ne connaisse pas le moyen (LOTR p. 264). Chez Tolkien, ils sont prononcés dans le silence, chez Jackson ils doivent pénétrer un brouhaha de voix. Ce qui arrive dans le film est que Frodo dit Je vais le faire, et est ignoré. Alors quil sapprête à le dire une seconde fois, Gandalf se tourne et écoute. Et comme les autres saperçoivent que Gandalf écoute et se tait, il le dit une troisième fois, la complétant cette fois presque comme chez Tolkien : Je vais porter lAnneau en Mordor. Bien que je ne connaisse pas le moyen. La scène du film est un point essentiel pour lhistoire, et pour la Prime Action, qui est que ce sont les personnages petits et insignifiants physiquement, les Hobbits, qui dominent la trame, bien que personne ne sy attende excepté Gandalf, le seul parmi les sages qui leur prêta toujours attention. La manière dont Jackson rectifie et allège la trame trouve une justification juste à cet instant.
ne autre transposition sur laquelle jaimerais attirer lattention vient de Lombre du passé. Dans ce chapitre, chez Tolkien, il y a un échange particulièrement vibrant entre Frodo et Gandalf. Réalisant lentement ce que Gandalf lui raconte, Frodo dit à contrecur, Jaurais bien voulu que cela neût pas à se passer de mon temps, et Gandalf répond :
Moi aussi [...] comme tous ceux qui vivent pour voir de tels temps. Mais la décision ne leur appartient pas. Tout ce que nous avons à décider, cest ce que nous devons faire du temps qui nous est donné. (LOTR p. 50)
our les Anglais de la génération de Tolkien, les termes de mon temps véhiculent un écho puissant. En 1938, revenant de la conférence de Munich où il céda à Hitler, Neville Chamberlain annonça notoirement et tout à fait à tort quil avait ramené la paix en notre temps, et les mots (eux-mêmes tirés de la liturgie anglicane) ont été irrémédiablement teintés par lapaisement, lévitement du devoir et léchec. Lorsque Gandalf dit tout ceux qui vivent pour voir de tels temps, alors, cela peut être pris comme signifiant, dans une prophétie inconsciente, les contemporains et les compatriotes de Tolkien ; et lorsquil dit ceux, le pronom inclus Frodo et les Hobbits de la Comté ainsi que tout le monde en Terre du Milieu et en fait tous ceux de tous temps faisant face à la nécessité de prendre une décision pénible. Gandalf adoucit alors légèrement la critique sous-entendue en changeant son pronom, sincluant lui-même, et réduisant la portée : Tout ce que nous avons à décider, cest ce que nous devons faire du temps qui nous est donné (l'emphase est de moi). Lécho de Chamberlain, cependant, pourrait bien se dérober à un public du vingt-et-unième siècle que presque une vie sépare de 1938 et de Munich. Mais Jackson donne aux mots une emphase renouvelée en les déplaçant à un endroit et un moment différents. Dans le premier de ses films, les mots sont toujours dits par Gandalf à Frodo, mais ils sont dits dans une autre scène notablement calme, dans lobscurité, alors que les deux personnages discutent dans les Mines de la Moria (JCA 34, Un voyage dans lobscurité). Leur force est en outre établie par répétition. À peu près à la toute fin du film, alors que Frodo se prépare à quitter la Compagnie et à partir seul pour le Mordor comme il en a lintention (JCA 46, La route se poursuit sans fin), il croit entendre les mots de Gandalf répétés, avec le visage de Gandalf (que lui et les spectateurs pensent à ce moment être mort) remplissant lécran. Seuls les mots voient une fois de plus leurs pronoms changés. Cette fois, ce que Frodo entend est Tout ce que tu as à décider cest quoi faire du temps qui test imparti. La déclaration est donc devenue entièrement personnelle, dirigée précisément à linstant de la seule décision de Frodo.
e genre de permutation entre la vérité universelle et lapplication individuelle est entièrement tolkienienne, exemplifiée de nombreuses fois dans la poésie hobbite que Jackson a supprimée. Bien que ce qui a été supprimé à un endroit a tendance à réapparaître à un autre. Bombadil a complètement disparu des films de Jackson, mais certains de ses mots sont réalloués à Sylvebarbe, et il y a un moment où le troisième des films présente une lecture très attentive de loriginal. Au début du chapitre Brouillard sur les hauts des Galgals, Frodo fait un rêve excepté que lon nous dit explicitement que ce ne peut pas être un rêve. Dans ce rêve, ou cette vision, ou ce moment de prescience, Frodo voit un lointain pays vert souvrant à lui sous un rapide lever de soleil (LOTR, p. 132). Rien ne plus nest dit et rien nest fait de ce rêve, ou de cette vision, mais il revient près de neuf cents pages plus tard. Dans la pénultième page Frodo, partant des Havres Gris, vit des rivages blancs et, au-delà, un lointain pays verdoyant encore une fois (LOTR, p. 1007). Quest-ce quil voit ? Est-ce Aman, les Terres Immortelles ? Ou est-ce quelque chose au-delà même delles, quelque chose qui nest pas réservé à lui seul ? Dans lune des séquences les plus violentes des trois films, alors que les trolls se taillent un chemin dans Minas Tirith, de manière surprenante Jackson sintéresse à la question. Il montre Pippin assis, effrayé, juste derrière la ligne de front, lorsque Gandalf vient à lui et lui parle de la mort. La mort nest pas la fin, dit-il, souriant. Lorsquelle vient nous nous retrouverons marchant dans le lointain pays vert. Pippin est rassuré, mais la scène porte bien au-delà du simple regain momentané dassurance. On sent ici que les hommes sages, Tolkien ou Gandalf ou Jackson, sadressent à tout le monde, et lui parlent de la mort, un sujet bien au-delà de la portée de la plupart de la rhétorique dHollywood. Cest un bon exemple de la capacité de Jackson à suspendre laction et à dire quelque chose posément, et cela montre pour le moins une lecture économe et attentive de loriginal.
oins faciles à expliquer sont les scènes qui ajoutent de la complexité à une trame qui (comme le docteur pour scénario le dit sans doute) possède déjà assez de mouvement en elle. La première scène substantielle dentre elles apparaît presque à la moitié du film Les Deux Tours. Aragorn et Théoden se retirent au Gouffre de Helm, lorsque leur colonne est attaquée par des cavaliers orques montés sur des wargs. Celle-ci est en elle-même un ajout au texte original, mais lon doit admettre que Tolkien mentionnant des chevaucheurs de wargs et ne le mettant jamais au premier plan était une provocation intolérable pour nimporte quel producteur de film. Mais alors que lattaque est repoussée, Aragorn tombe par-dessus une falaise et dans une rivière, où il gît comme mort. Il est alors rappelé de la mort, apparemment, par une vision dArwen et par les attentions de son cheval, Brego (voir JDT 34, Les loups de lIsengard, et 37, La grâce des Valar), après quoi il retourne au Gouffre de Helm et laction continue comme auparavant. Pourquoi intégrer ce qui semble être une digression narrative, un zigzag ? Un motif doit être de trouver, une fois de plus, un rôle pour Arwen. Tout comme il a été ramené à la vie par son amour, ainsi revient-elle pour partager son destin et celui de la Terre du Milieu et cela signifie, mourir par amour pour lui (JDT 38, La destinée dArwen). Sa décision fait en outre écho à la décision de son père Elrond dabandonner son rôle fainéant et de détacher une surprenante armée elfique bien entraînée au secours du Gouffre de Helm, un autre ajout à loriginal. Je suggérerais que la seconde motivation pour cet ensemble de changements repose sur les attentes politico-militaires différentes dun public du 21ème siècle. Les contemporains anglais de Tolkien ont pu accepter sans problème que les forces du mal pourraient juste être plus puissantes que celles du bien : cela faisait partie de leur expérience du monde réel. Après soixante ans de supériorité militaire presque incontestée, les spectateurs américains du 21ème siècle ont besoin dune autre explication moins pratique pour léchec, et celle-ci est donnée par la désunion et le désespoir. Jackson présente Théoden, non pas préparant un repli stratégique, mais refusant de se battre en une sorte de désillusion. Les anciennes alliances sont mortes, dit-il, nous sommes seuls (JDT 43, le retour dAragorn). Aucune aide ne viendra du Gondor (le Théoden de Tolkien nen attendait aucune), aucune aide des Elfes (chez Tolkien, les Cavaliers ne savent même pas ce que sont les Elfes). Il y a en fait une suggestion légèrement churchillienne dans tout ceci, avec Théoden disant dans la même scène, Si telle doit être notre fin, alors je ferai ce qui est en mon pouvoir pour quelle reste gravée dans les mémoires, tout comme la célèbre plus belle heure du discours de Churchill en 1940. Mais lidée davoir été abandonné est mise en place, bien sûr, uniquement pour être renversée, alors que larmée elfique remet à lhonneur lAncienne Alliance et garnit les murs de Fort-le-Cor. La version de Jackson insiste sur le fait que la source de la faiblesse est la désunion, et il est donné à Aragorn et Arwen un rôle plus important comme foyer dunion, renforçant les mots dElrond plus tôt, Vous vous unirez ou vous serez vaincus (JCA 27, Le conseil dElrond). Ceci, peut-être, est la principale justification pour lensemble de la digression du retour à la vie dAragorn. Elle figure ici pour montrer que il y a toujours de lespoir (Aragorn au jeune Haleth fils de Háma, JDT 48, Larmée des Eldar), que Théoden a tort de penser quil a été abandonné. Le film a été affecté, pourrait-on dire, par près de soixante ans dOTAN.
n changement de trame encore plus marqué est centré sur Faramir. Comme tous ceux qui ont lu Tolkien se souviendront, Faramir a toutes les opportunités de dépouiller Frodo de lAnneau, au sujet duquel il sait déjà beaucoup avant même laveu maladroit de Sam, mais rejette la tentation. Jackson ly fait succomber, déclarant lAnneau ira au Gondor, et emmenant Frodo, Sam et Gollum vers le Gondor comme prisonniers. Dans la version de Jackson, Faramir a lintention de remettre lAnneau à son père comme un magnifique présent (JDT 57, Lattaque des Nazgûl) et la phrase est en fait de Tolkien, mais chez Tolkien elle est prononcée non par Faramir, décidant de se saisir de lAnneau, mais par Denethor, le réprimandant de lavoir laissé partir (LOTR p. 795). Cette digression ne fait pas non plus vraiment de réelle différence à la fin, puisque Faramir est persuadé, apparemment par Sam, de laisser lAnneau et les Hobbits retourner au Mordor (et en effet toute autre chose aurait irrémédiablement altéré la trame). Alors pourquoi introduire cette seconde complication apparemment pas nécessaire ? Une raison pourrait bien être de former une connexion avec le remodelage de Denethor dans le troisième film, qui en fait un personnage totalement déplaisant. Il est vrai que même chez Tolkien Denethor est froid, fier, ambitieux et circonvenu. Cest sa décision de défendre le Rammas Echor, le mur que Gandalf pense être du temps perdu, et cette décision coûte presque la vie à Faramir. Ce fut également sa décision denvoyer Boromir à Fondcombe plutôt que son frère, alors que le rêve prophétique était clairement destiné à ce dernier. Ce fut cette décision qui fit que Faramir fut celui qui rencontra les Hobbits en Ithilien, comme Faramir le rappelle rageusement à son père, mais Denethor refuse de prendre ses responsabilités. Néanmoins, et en dépit de ses désastreuses erreurs, il est possible de ressentir une certaine sympathie pour le Denethor de Tolkien : il fait ses erreurs pour le Gondor. On ne peut pas dire la même chose du Denethor de Jackson. Un des usages les plus flagrants de la suggestion cinématographique est la scène du troisième film dans laquelle Denethor, ayant envoyé au loin son fils se battre, sassoit dans sa salle et se bâfre dun repas, séparant la viande avec ses mains et mâchant jusquà ce que le jus coure le long de son menton. Il est fait pour sembler avide, complaisant, lépitomé du général de château qui envoie les hommes à leur mort tandis que lui-même vit dans le style et le confort. Et dans une répétition du motif de désunion, il refuse dallumer les feux dalarme pour appeler le Rohan, jusquà ce que Pippin le fasse sous la direction de Gandalf le Denethor de Tolkien avait allumé les feux dalarme et fait sortir les messagers montés avant même quils narrivent, voir LOTR, p. 748.
e jeu du Faramir et du Denethor révisés génère un thème particulièrement populaire dans les films (récents) américains, celui du fils tentant désespérément de gagner lamour de son père, et du père rejetant (jusquà ce quil soit trop tard) lamour de son fils. Cela fait également appel au penchant américain représentant Denethor comme larrogance et la hiérarchie du vieux monde, alors que Faramir est converti de son obéissance à son père par lintervention du personne de basse extraction de Sam. Ce qui arrive est que Sam, ayant ramené Frodo du Nazgûl ailé, fait un long discours, transposé de son emplacement original sur les Escaliers de Cirith Ungol, sur les grandes histoires et les héros dantan. Ils continuaient leur route parce quils avaient foi en quelque chose, dit-il à Frodo, car il y a du bon en ce monde [
] et il faut se battre pour cela (JDT 60, Les histoires dont on se souvient...). Ses mots se voient attribuer une totale autorité en étant présentés en fond à des images de victoires au Gouffre de Helm et en Isengard, desquelles Sam à cet instant ne sait rien. Car malgré son accent rustique, il est devenu un prophète, un orateur pour le cur philosophique du film, et Faramir, ayant surpris Sam parlant à Frodo, doit reconnaître ceci en leur cédant le chemin et en changeant davis sur lAnneau.
a séquence présente en effet deux tendances générales dans les films de Jackson, que je désignerais assez maladroitement comme démocratisation et émotionalisation. On voit la première dans le penchant à lélargissement des rôles de personnages relativement mineurs : tout comme le cur vaillant de Sam convertit Faramir, de même le détournement habile par Pippin de Sylvebarbe au travers des étendues boisées dévastées proches dOrthanc convertit Sylvebarbe, uniquement dans les films de Jackson, de la neutralité à la décision (JDT 54, Lidée de maître Peregrïn et 56, La dernière marche des Ents). Cependant, le meilleur exemple de la dernière doit être la manière dont Jackson tourne le voyage de Gollum, Frodo et Sam en une situation en triangle, dans laquelle Gollum (ou plutôt Sméagol) rivalise avec Sam pour lamour de Frodo une séquence qui inclut la ruse de Gollum avec les lembas et mène de fait Frodo à chasser Sam sur les Escaliers de Cirith Ungol. Larrangement Gollum/Sméagol de Jackson est magistral jusquà la fin, avec une scène particulièrement bonne et originale dans laquelle Sméagol se dispute avec son alter ego Gollum et lexorcise (JDT 29, Gollum et Sméagol), pour que finalement Gollum revienne après la vraisemblable trahison à Henneth Annûn (JDT 42, Le Lac Interdit). Jackson a une tendance compensatoire, pourrait-on noter, à niveler de simples complications tactiques, telles que les motivations conflictuelles des trois groupes dOrques qui capturent Merry et Pippin, les Isengardiens dUglúk, les Orques du Mordor de Gríshnakh, et les larves de montagne de la Moria. Il rend la motivation plus compréhensible (pour un public du 21ème siècle) en termes damour donné et damour refusé, de ferveur et de loyauté erronée.
n pourrait dire quil ny a pas de neutres dans la vision de Jackson, ou que ceux qui désirent demeurer neutres, comme Théoden, ou les Ents, ou les Elfes tournant le dos à la Terre du Milieu, se rendent compte de lerreur de leurs choix. Jackson est également plus prompt que Tolkien à identifier le mal sans qualification, et comme une pure force extérieure (un échec dont Tolkien a souvent, à tort, été accusé). La voix off douverture nous raconte quaprès la bataille de Dagorlad, Isildur eut la seule opportunité de détruire le mal à jamais (JCA 1, Prologue : Un Anneau pour les gouverner tous
). À jamais ? Lorsque Tolkien emploie cette phrase, elle est immédiatement marquée comme erronée. Elrond dit quil se rappelle le jour lorsque le Thangorodrim fut brisé et que les Elfes pensèrent que le mal fut fini à jamais, alors que ce nétait pas vrai (LOTR, p. 237, l'emphase est de moi), mais il ny a pas de telle qualification pour Jackson. Jackson présente également Elrond disant à Gandalf quà cause de lerreur dIsildur le mal fut autorisé à perdurer (JCA 24, La destinée de lAnneau), mais les sages de Tolkien seraient, jen suis sûr, conscients que le mal est toujours latent, et existera que les Humains et les Elfes lautorisent ou pas. Il y a là le noyau dun sérieux défi à la vision du monde de Tolkien, avec son insistance sur la nature déchue même du meilleur, et sa conviction que tandis que les victoires en valent toujours la peine, elles sont aussi toujours temporaires. Et ceci pourrait, au final, être un problème non pas engendré par un quelconque échec à percevoir le cur de loriginal, mais une véritable et sévère différence entre deux médias, et leurs canons de lart narratif respectifs.
en viens à présent à un sujet que jai essayé délucider auparavant, dans la section Léthique de lentrelacement dans le chapitre 5 plus haut, pp. 181-90, et également dans mon ouvrage plus récent Author of the Century, pp. 172-3. Tolkien, cependant, est un auteur dont on ne peut jamais aller jusquau fond, et visionner les films de Jackson a une fois de plus généré une réflexion qui mavait auparavant échappée. Cest-à-dire que tout comme la structure complexe des sections centrales du Seigneur des Anneaux est là pour démontrer les sentiments naturels de confusion des personnages, dans les deux sens, le sens ancien, littéral, et parfaitement vrai dêtre perdu dans la nature, et le sens moderne, métaphorique et évitable dêtre mentalement confus, alors il y a ainsi également en eux une démonstration dun autre danger, qui peut aussi être résumé par un mot ambigu. Le mot est spéculation, et cest quelque chose à éviter à tout prix. Spéculation possède en outre deux significations, comme lon pourrait sy attendre de Tolkien. Son sens moderne et métaphorique est quelque chose comme accepter que les actions de quelquun soient guidées par des hypothèses sur ce qui arrivera, ou ce qui arrive, ou ce que dautres personnes sont susceptibles de faire. Son sens ancien et littéral est, cependant, le fait de regarder dans un spéculum un miroir, un verre, un boule de cristal. Frodo et Sam spéculent lorsquils regardent dans le Miroir de Galadriel, et cest une tentation pour eux. Il tente Sam dabandonner Frodo et de rentrer chez lui pour sauver lAncien : ce serait désastreux pour lensemble de la Terre du Milieu. Heureusement Galadriel est là pour le conseiller et pour faire remarquer que le Miroir est dangereux comme inspirateur dactions (LOTR, p. 354). Cest ce genre de raisonnement du miroir que les sorcières lui montrent et qui détruit Macbeth. Mais la source majeure de spéculation dangereuse dans Le Seigneur des Anneaux est les palantíri, les Pierres de Vision.
lles sont employées quatre fois dans luvre de Tolkien, avec un modèle très consistant. La première occasion survient lorsque Pippin dérobe la palantír jetée dOrthanc par Gríma, et y jette un il plus tard lorsque Gandalf est endormi. Dans la Pierre, il voit Sauron, et Sauron le voit. Mais bien que Sauron voit Pippin, il tire de cela une mauvaise conclusion, autrement dit que Pippin est le porteur de lAnneau, et a été capturé par Saruman, qui possède à présent lAnneau (LOTR, pp. 578-9). Le jour suivant Aragorn, qui a reçu la pierre par Gandalf, se montre délibérément en elle à Sauron, et encore une fois Sauron en tire la mauvaise conclusion : autrement dit, quAragorn a maîtrisé Saruman et quil est à présent le possesseur de lAnneau. Cest la peur de ce nouveau pouvoir sélevant qui fait lancer à Sauron son attaque prématurée, et Gandalf réalise en fait que cela avait toujours été lintention dAragorn (LOTR, p. 797). Gandalf suppose de plus que cétait la palantír qui fut la perte de Saruman. Alors quil regardait dedans, il ne voyait que ce que Sauron lautorisait à voir, et une fois de plus tira la mauvaise conclusion, perdant espoir et décidant que toute résistance serait futile (LOTR, p. 584). Sauron et Saruman ont tous deux accepté ce quils ont vu dans les Pierres pour guider leurs décisions, et ce quils ont vu est vrai ; mais ils ont vu uniquement des fractions de la vérité.
usage le plus désastreux dune palantír est cependant fait par Denethor. La séquence dévènements est ici rendue particulièrement claire par Tolkien, bien quelle soit travestie par son style propre de narration en sauts de grenouille, voir pp. 183-4 ci-dessus. Aragorn se montre à Sauron dans la Pierre dOrthanc le 6 mars. Les 7 et 8 mars Frodo et Sam sont avec Faramir en Ithilien. Le 9 Gandalf et Pippin atteignent Minas Tirith. Le 10 Faramir retourne à Minas Tirith et rend compte à son père quil a rencontré, et relâché, deux Hobbits, que lui et son père savent tous deux transporter lAnneau. Le jour suivant Denethor envoie Faramir pour défendre Osgiliath, clairement une erreur tactique. Le 13 Faramir est rapatrié gravement blessé, et Denethor se retire dans sa chambre secrète, de laquelle les gens observent une pâle lumière qui vacilla un moment derrière les étroites fenêtres avant de flamboyer et de séteindre. Lorsquil redescend, le visage du Seigneur était gris, plus cadavérique que celui de son fils (LOTR, p. 803). En clair Denethor a fait usage de sa palantír, mais qua-t-il vu en elle ? Beaucoup plus tard, près de se suicider, il racontera à Gandalf quil a vu la Flotte Noire approchant (comme cest le cas), bien quil ne sache pas (alors quà ce moment le lecteur sait) que la Flotte porte à présent Aragorn et du secours, non une nouvelle armée dennemis (LOTR, p. 835). Cependant, cela ne semble pas tout à fait suffisant pour déclencher le désespoir total de Denethor. Sûrement nous fait-on comprendre que ce quil a vu dans la palantír est Frodo, quil sait être le porteur de lAnneau, dans les mains de Sauron. La capture de Frodo et la blessure de Faramir ont lieu toutes deux le 13 mars ; et lon peut se rappeler que Sauron joue un tour similaire en montrant à Gandalf et aux seigneurs de lOuest la cotte de mithril de Frodo et lépée de Sam lors des pourparlers hors de la Porte Noire. Le doute est levé, cependant, par ce que dit Denethor à Pippin tandis quil se prépare à se suicider. Quon ne me réconforte pas avec des magiciens ! [
] Lespoir de ce fou a échoué. LEnnemi la découvert, et maintenant son pouvoir grandit (LOTR, p. 805). Lespoir de ce fou est le plan de Gandalf pour détruire lAnneau (voir LOTR, p. 795), l doit être lAnneau. Encore une fois, donc, Denethor a vu quelque chose de vrai dans la palantír, et en a tiré une mauvaise conclusion.
e que toutes ces scènes font collectivement est indiquer les dangers de spéculer. Spéculer au sens ancien (regarder dans des boules de cristal) est invariablement désastreux dans le monde fictionnel de Tolkien. Prévenir des dangers de la spéculation au sens moderne, dans le sens où trop regarder dans lavenir peut éroder la volonté daction dans le présent, est cependant pour beaucoup une partie de lanalyse de Tolkien du monde réel. La réponse à la spéculation se trouve dans les scènes répétées lorsque lon nous fait réaliser que le destin dun personnage ou groupe de personnages dépend de lassistance venant dune direction dont ils sont tout à fait inconscients. Sam et Frodo traversent Gorgoroth sans être vus car Sauron est distrait, tout à fait délibérément, par Aragorn. Le roi Théoden est sauvé au Gouffre de Helm par les Huorns amenés par Gandalf, mais également par Merry et Pippin ayant alerté Sylvebarbe. Saruman est détruit dune certaine manière par ses propres actions. Pour tous les doutes dAragorn sur ses propres décisions, Gandalf lui rappelle que entre eux nos ennemis ne sont parvenus quà amener Merry et Pippin avec une rapidité étonnante et à point nommé à Fangorn, où autrement ils ne seraient jamais parvenus (LOTR, p. 486). Les palantíri égarent les utilisateurs imprudents en les remplissant dune peur injustifiée, mais toute la structure du Seigneur des Anneaux indique que décision et persévérance et non pas spéculer sur ce qui arrive ailleurs, mais faire votre travail et vous y tenir, regarder droit devant soi comme un Fusilier du Lancashire cette attitude mentale peut être récompensée au-delà de tout espoir. Ceci, je suggèrerais, est le cur philosophique de Tolkien. Il croit en les uvres de la Providence la Providence qui ramena Gandalf, et qui fit que Frodo eut lAnneau (LOTR, pp. 491, 55). Mais cette Providence ne sabroge pas du libre arbitre, parce quelle ne fonctionne quau travers des actions et des décisions des personnages. Chez Tolkien il ny a pas de chance, pas de coïncidence. Ce que ses personnages confus perçoivent comme de la chance ou une coïncidence est seulement le résultat de leur incapacité à voir comment les actions sont connectées.
a structure du Seigneur des Anneaux, ainsi, fait beaucoup de ce que John Milton dit quil allait faire dans Paradis Perdu (Livre I, pp. 25-26) : les deux auteurs, larchi-protestant et le catholique engagé, veulent affirmer léternelle Providence, et justifier les voies de Dieu aux hommes. Mais pour suivre cette structure on a besoin dune emprise très sûre à la fois sur la chronologie des évènements, et sur la manière avec laquelle les évènements dun fil de la trame (comme la capture de Frodo) affectent ceux dans un autre (comme le suicide de Denethor). Il me semble que le média du film ne se prête pas lui-même à ce genre de connexion intellectuelle. Comme noté plus haut, Jackson diminue le thème de la confusion dès le commencement en expliquant lhistoire de lAnneau du début à la fin, et en éliminant les flash-back : projeter le spectateur dans limage est atteint au prix dune réduction du sens de lincertitude des personnages (et des lecteurs/spectateurs). En outre Jackson nutilise pas beaucoup les palantíri. Dans le premier film nous voyons en effet Saruman regarder dans lune delles (JCA 18, Isengard profané), mais il ne lutilise que pour rendre compte et recevoir des ordres : il ny a aucune allusion quil fasse fausse route. Pippin la récupère plus tard dans lépave de lIsengard (lexplication de la manière dont elle arrive ici est assez différente, un résultat de lélimination précoce de Saruman dans la version de Jackson) et comme chez Tolkien y jette un oeil. Mais la chose importante dans le troisième film de Jackson nest pas Sauron voyant Pippin, et tirant la mauvaise conclusion, mais Pippin voyant Sauron, et étant capable, assez correctement, de deviner une certaine partie de son plan assaillir Minas Tirith. Aragorn utilise la Pierre plus tard dans le film, mais pas comme indiqué par Tolkien. Le thème de la spéculation erronée a été presque entièrement retiré.
algré tout le thème apparenté du mauvais diagnostic de la coïncidence est en fait présent, de manière relativement morcelée. Dans la présentation réduite de lapproche de Sam et Frodo de la Montagne du Destin, les deux regardent au travers de la plaine de Gorgoroth, et voient les feux de camp des Orques en train de séteindre tandis que les armées de Sauron sen vont vers la Porte Noire. Sam pense et dit que cest un coup de chance, mais il se trompe, car Aragorn et Gandalf ont mené leurs forces restantes à la Porte Noire afin précisément dattirer lattention de Sauron. Mais dautres coïncidences ont été enlevées. Chez Tolkien, ce fut une heureuse coïncidence que lépée avec laquelle Merry poignarde le chef des Nazgûl ait été fabriquée longtemps auparavant pour être utilisée contre le redoutable royaume dAngmar et son roi sorcier (LOTR, p. 826), qui est à présent le Nazgûl ; mais le film, ayant supprimé la séquence des Êtres des Galgals, nen fait rien. De manière similaire, il ny a aucun doute chez Tolkien que le meurtre de Faramir tenté par Denethor est ce qui attend Théoden, car alors que Pippin emmène Gandalf, Gandalf dit, mais dans ce cas [excepté Faramir], dautres mourront (LOTR, p. 832). Mais cette démonstration quil y a toujours un prix à payer pour la faiblesse nest également plus visible. En général, la double analyse sérieuse de Tolkien à la fois des dangers de la spéculation et de la nature de la chance, qui entre eux expriment une vue très traditionnelle mais en même temps nettement originale des uvres de la Providence, nest pas reflétée dans la suite de films de Jackson. En ce sens, la majeure partie du cur de loriginal philosophique a en fait été perdue dans la version cinématographique.
ependant, et je mets ici en doute la déclaration de Tolkien citée au début de cet essai, cest peut-être parce que les canons de lart narratif, bien que certainement pas totalement différents dans un média différent, sont différents de manière clairement identifiable. Dune part, le média cinématographique a plus de difficultés à gérer des séquences temporelles déformée que ne le fait la fiction en prose. Les producteurs de films peuvent aisément couper dune scène à lautre, et Jackson a souvent fait ainsi avec des effets remarquablement contrastifs. Limplication, cependant, est toujours que les différentes scènes (la plupart dentre elles, plus courtes, et plus encore disloquées) arrivent plus ou moins au même moment. En disposant simplement des divisions en chapitre et en livre, avec toutes les dispositions familières aux titres de chapitres et aux nouveaux débuts de pages, un romancier comme Tolkien peut en effet dire à son lecteur, Je vais vous ramener à présent à lendroit où je vous avais laissé avec ce groupe de personnages. Un résultat est que lecteur est bien plus conscient de ce quil ou elle sait, dun autre fil de la trame, que ce que les personnages du fil de la trame étant relaté ne savent pas, avec les effets résultants évidents dironie ou dassurance. Cest une différence majeure entre les deux versions du Seigneur des Anneaux que nous avons à présent.
ela importe-t-il ? Jackson peut ne pas avoir été capable de faire face à toutes les ramifications de Tolkien sur la Providence, mais alors peu sinon aucun des lecteurs ne le peuvent. Il est très difficile de dire si une certaine part de lintention de Tolkien est même passée aux lecteurs négligents ou moins compréhensifs : il aurait espéré quil en soit ainsi, mais il ny a aucune garantie quil ait eu raison. Et entre-temps Jackson a certainement réussi le transfert des parties les plus évidentes du cur narratif de Tolkien, dont la plupart sont de façon saisissante étrangères à la normalité dHollywood la différence entre la Prime Action et lAction Subsidiaire, les styles différant dhéroïsme, le besoin de pitié aussi bien que de courage, la vulnérabilité du bien, le vrai prix du mal. Ce fut courageux de sa part de conserver la fin triste, sourde et ambiguë de loriginal, avec tout ce que cela laisse de non-dits. Peut-être la seule personne qui pourrait répondre à la question posée plus haut cela affecte-t-il la nature de luvre entière ? serait une personne avec une expérience assez opposée à la mienne : quelquun qui aurait vu les films, de préférence plusieurs fois, et seulement alors aurait lu loriginal de Tolkien. Il serait intéressant de rassembler dune telle personne une liste des choses que je navais pas réalisées avant, de même que des choses que Tolkien a omises. Peut-être que la chose la plus encourageante que quelquun puisse dire est quil y aura certainement à présent plusieurs millions de gens exactement dans cette position, de nouveaux lecteurs faisant face à une nouvelle expérience, et trouvant une fois de plus la route de Tolkien vers la Terre du Milieu.
Abréviations employées
Remerciements
Nous remercions Thomas Shippey qui a eu la gentillesse de nous autoriser à traduire cet appendice, ainsi que la maison d'édition HarperCollins, représentée par David Brawn (directeur d'édition) et Julia Rankin (assistante Contrats) pour nous permettre de diffuser cette traduction sur notre site.
Les textes sont la propriété de Thomas Shippey et de la maison d'édition HarperCollins.