d'Ivan A. Derzhanski
traduit de l'anglais par David Giraudeau

Cet article est issu du magazine à but non-lucratif Vinyar Tengwar n°41. Ivan A. Derzhanski y explique que les orthographes des deux langues elfiques majeures (le quenya et le sindarin) sont « motivées ». En d'autres termes, il démontre que les structures syllabiques (organisation des consonnes et des voyelles) suivies par le quenya et le sindarin ne sont pas des cas isolés ou farfelus mais bien des modèles en partie comparables à ceux employés dans d'autres langues.
Tout ceci afin de démontrer (s'il était besoin) que les langues elfiques créées par Tolkien disposent d'une véritable consistance linguistique.
ans les langues telles que le quenya, » dit Tolkien dans son exposé sur les tengwar fëanoriennes (LR:1095, SdA:1211), « où la plupart des mots se terminent par une voyelle, le tehta [vocalique] était placé sur la consonne précédente ; mais dans celles comme le sindarin, où la plupart des mots se terminaient par une consonne, il était placé sur la consonne suivante. » Il semble que la symétrie impliquée soit une chose des plus naturelles. Mais l'est-elle ? Si nous considérons le monde primaire, nous verrons que le premier des deux modes majeurs du système d'écriture fëanorien (en l'occurrence le mode quenya) a de nombreux équivalents (le système d'écriture araméen et ses multiples descendants, les systèmes du sud de l'Asie dérivés du brāhmī), alors que le second système d'écriture (le mode sindarin) n'en a pas. Il y a sûrement une raison à cela, et nous pouvons la chercher en examinant la motivation phonologique des deux modes. bservons tout d'abord que le mode quenya comme le mode sindarin organisent régulièrement leurs caractères alphabétiques (tengwar et tehtar) en blocs graphiques complexes qui représentent des unités plus larges que le phonème, et en cela ils diffèrent des systèmes alphabétiques authentiques tels que le système d'écriture latin ou les cirth. Le meilleur candidat pour une unité psychologiquement réelle de ce type est sans aucun doute la syllabe. Comment les deux modes se rapportent-ils à la structure syllabique ? Nous pourrions noter qu'en quenya tout autant qu'en sindarin le ratio consonne-voyelle est proche de 55:45 (bien qu'il soit plus haut dans le premier et plus bas dans le dernier), et les deux séquences ...CV·CV·CV... et ...CVC·CVC... (avec des points indiquant les limites des syllabes) sont communes. Dans la représentation de la dernière séquence la structure syllabique est généralement respectée dans les deux modes, excepté quand une combinaison de consonnes est écrite comme une seule tengwa avec ou sans tehta. Mais alors que dans le mode quenya (et dans de nombreux systèmes d'écriture du monde primaire) la structure syllabique de la première séquence est également respectée, elle est systématiquement enfreinte dans le mode sindarin. Etant donné le fait intuitif déjà mentionné de la syllabe en tant qu'unité phonologique, il est aisé pour un système d'écriture « contre-syllabique » (tel que le mode sindarin des tengwar) d'être « contre-intuitif ». ais est-ce que le mode sindarin va réellement à l'encontre de la structure syllabique ? Après tout, dans le mode quenya les blocs graphiques individuels ne représentent pas toujours des syllabes non plus ; par exemple, le mot quenya lan·tar « [ils] tombent » est écrit /la·nta·r/, avec le deuxième bloc combinant des éléments des deux syllabes. En fait, le mode quenya reflète la structure moraïque (Hyman 1985, McCarthy & Prince 1990) ; chaque bloc représente tout aussi bien une more initiale (également appelé corps - une attaque consonantique optionnelle plus un noyau vocalique), une more finale (une coda consonantique) ou une séquence de deux mores ne représentant pas une syllabe - la coda d'une syllabe et le corps de la suivante. La more est principalement une unité quantitative ; elle mesure le poids de la syllabe (puisqu'il n'y a qu'une seule more dans une syllabe faible et deux dans une syllabe forte, du fait une syllabe ouverte avec une voyelle courte est faible et une syllabe fermée ou une syllabe avec une voyelle longue est forte). La structure moraïque détermine l'accentuation en latin, arabe, quenya et sindarin (où la syllabe accentuée est la pénultième si elle est forte et l'antépénultième dans les autres cas), et cela a un rôle prédominant dans la poésie classique grecque/latine, japonaise, indienne et islamique, dans lesquelles une ligne poétique consiste en un nombre fixe de mores, formant un ensemble de syllabes fortes et faibles. Ainsi lorsque les prosodistes arabes et perses regardaient la ligne de poésie comme une séquence avec un nombre fixe de lettres, dont chacune d'entre elles étaient mûe (par addition d'un signe diacritique pour une voyelle suivante) ou restante (qui s'applique également à un porteur long et à ses homologues), ils furent focalisés sur le fait que le système d'écriture arabe était également essentiellement moraïque (voir, par exemple, Elwell-Sutton 1976). uoiqu'il en soit il y a une autre théorie au sujet d'une structure subsyllabique (McCarthy 1979, Prince 1980), dans laquelle la syllabe est divisée en une attaque et une rime (le noyau plus une coda optionnelle). Cette structure est aussi appropriée pour le poids de la syllabe (puisque c'est la rime qui détermine la quantité de la syllabe), et c'est psychologiquement vrai, comme montré par sa matérialisation dans certaines relations intuitives entre les voyelles (les syllabes qui partagent une attaque sont allitérées ; tout naturellement, les syllabes qui ont une rime commune riment). La séparation d'une syllabe dans une attaque et une rime est morphologiquement significative dans certaines langues. L'échange des rimes des deux moitiés d'un mot dissyllabique ou d'une phrase pendant que les attaques restent en place donne lieu à des erreurs courantes de langage (« spoonerisms ») et à des jeux de langage sans fin et des codes secrets utilisés dans certaines communautés. Sur la base d'une étude statistique du lexique anglais, Kessler et Treiman soutiennent en 1987 que certaines propriétés de la distribution des segments dans la syllabe anglaise sont mieux expliquées en termes d'analyse attaque-rime. De nombreux autres exemples peuvent être donnés. ependant, malgré la grande importance phonologique de cette division de la syllabe, cela apparaît assez rarement comme un facteur dans la conception des systèmes d'écriture. En fait, sa seule application dans un système d'écriture du monde primaire que je connaisse est le « système d'écriture national » chinois zhùyīn zìmŭ (également connu en tant que bopomofo), qui est alphabétique tant que l'écriture concerne des attaques, mais qui devient moins consistant en ce qui concerne les rimes ; par exemple la syllabe nan est écrite /n.an/, où /an/ est un seul caractère, sans relation avec ceux employés pour écrire l'attaque n et la rime a. Le mode sindarin des tengwar diffère du zhùyīn zìmŭ dans les deux voies identiques où le quenya diffère du kana japonais : il utilise des consonnes tengwar accompagnées par des voyelles tehtar au lieu de caractères uniques moraïques ou de rimes inanalysables, mais combine des unités subsyllabiques au-delà des limites syllabiques (du fait, des rimes sont combinées avec des attaques subséquentes), comme dans le deuxième bloc graphique du toponyme sindarin Gon·dor, écrit /G·ond·or/. a table suivante présente une typologie concise de systèmes d'écriture syllabique, subsyllabique et alphabétique, basée sur le principe qu'une séquence du type CVC·CVC est typiquement morcelée en blocs graphiques (indépendamment du fait que les blocs possèdent ou non eux-mêmes une structure interne) :
Jonction des corps Jonction des rimes Jonction des combinaisons de consonnes au travers des limites des syllabes
oui non
oui oui CVC-CVC han'gŭl (coréen), akkadien
oui non CV·CCV·C Mode quenya des tengwar, devanāgarī et ses proches parents CV·C·CV·C Kana, hittite hiéroglyphique, ancien perse cunéiforme, B linéaire, chypriote, sémitique, cherokee, mende, tamoul, vai, etc.
non oui C·VCC·VC Mode sindarin des tengwar C·VC·C·VC zhùyīn zìmŭ
non non C·V·CC·V·C cirth, mode des tengwar du Beleriand C·V·C·C·V·C grec, latin, et autres « vrais » alphabets
insi les deux modes du système d'écriture fëanorien sont phonologiquement motivés, chacun reflétant une division linguistiquement significative et ayant une place dans la typologie.

Bibliographie

Crystal, D. (1987). The Cambrigde Encyclopedia of Language. Cambridge University Press.
Elwell-Sutton, L. P. (1976). The Persian Metres. Cambridge.
Gordina, M. V. (1961). « O fonologiččeskoj traktovke v'etnamskix diftongov ». Dans Problemy jazykoznanija. Učënye zapiski LGU 60:29-36.
Hyman, Larry M. (1985). A Theory of Phonological Weight. (Publications dans Language Sciences, 19.) Dordrecht : Foris.
Kessler, Breet et Rebecca Treiman (1997). « Syllable Structure and the Distribution of Phonemes in English Syllables ». Journal of Memory and Language 37:295-311.
McCarthy, John J. et Alan Prince (1990). Prosodic Morphology. Cambridge : MIT Press.
Moskalev, A. A. (1964). « Sistema slogov čžuanskogo jazyka ». Dans V. V. Ivanov (éd.), Voprosy struktury jazyka, Moscow : Nauka, pp. 47-51.
Prince, Alan (1980). « A Metrical Theory for Estonian Quantity ». Linguistic Inquiry 11:511-62.
Steriade, Donca (1992). « Syllables : Syllables in Phonology ». Dans International Encyclopedia of Linguistics 4:107.

Traduction

Cette traduction a été rendue possible grâce à l'aimable autorisation de Carl F. Hostetter (rédacteur en chef) et de Ivan A. Derzhanski (auteur de l'article) ainsi qu'à sa précieuse collaboration.
Cet article est la propriété de son auteur et du magazine. Aucune partie de cette traduction ne peut être reproduite ou utilisée sans l'accord préalable de son auteur et du rédacteur en chef.
Les inexactitudes et les éventuelles erreurs sont entièrement de la responsabilité du traducteur.

Nous avons choisi de préserver les conventions de Vinyar tengwar pour les renvois :
- LR signifie Lord of the Rings ;
- VT signifie Vinyar tengwar ;
- R signifie The Road Goes Ever On.
Nous avons ajouté les renvois au Seigneur des Anneaux (SdA) de l'édition standard en un volume (Christian Bourgois Éditeur).