de Aurélien Dupouey-Delezay
Il faut enfin remarquer que cette forme de magie n'a rien d'éternel, et que, si le demandeur se détourne de la divinité concernée, par exemple en ne souhaitant plus agir que pour lui seul, il perdra ce pouvoir, car la liturgie est nécessaire mais en aucun cas suffisante. C'est ce qui est arrivé à Saroumane : comme Frodon le fait remarquer, il a perdu tous les pouvoirs que les Valar lui avaient conférés pour l'accomplissement de sa mission, et n'a conservé que ceux qui lui étaient propres. Entendons-nous bien : je ne veux pas dire que Saroumane n'a aucun pouvoir qui lui soit inhérent, bien au contraire. Simplement, Saroumane, en tant qu'envoyé des Valar sur les Terres du Milieu, avait sans doute reçu d'eux, en plus de ses pouvoirs inhérents et naturels, d'autres pouvoirs liés à sa mission ; en tout cas, il n'est pas absurde de le supposer. Ce sont ces pouvoirs-là qu'il a perdu lorsqu'il a été officiellement déchu et chassé "de l'Ordre et du Conseil". On peut noter au passage qu'une fois que les Valar choisissent de prêter une partie de leur pouvoir à un serviteur, ils y regardent à deux fois avant de les lui retirer : la preuve, c'est que Saroumane ne perd ses pouvoirs "prêtés" qu'une fois que Gandalf est allé le voir, lui a parlé et a constaté son absence de repentir, autrement dit bien après que sa faute ne soit entamée et même publique. Le pardon aurait donc été possible. Donc, après sa déchéance, Saroumane perd les pouvoirs que les Valar lui avait prêtés pour les besoins de sa mission et ne conserve que ceux que lui donnent sa magie inhérente en tant que Maia, en particulier sa voix.
l'intérieur de ces deux grandes catégories, on peut encore pratiquer quelques distinctions.La magie spontanée se divise en cinq genres différents :
La magie divine est due au lien particulièrement fort qui existe entre les divinités (les Belain, c'est-à-dire les Valar et les Maiar : ceux qui parmi les Ainur choisirent de descendre sur Arda) et la matière. Si l'on admet la définition de la magie donnée plus haut, on peut parler de magie pour ce pouvoir. On peut supposer que toutes les divinités ont un lien avec l'ensemble de la matière, ce qui leur permet d'agir magiquement sur elle, pour la déplacer ou l'immobiliser. C'est probablement ce lien que Gandalf (et le Balrog) utilisent pour bloquer ou ouvrir la porte dans la Moria. Le mot de Commandement est une version puissante du pouvoir de ce lien. Mais ce lien général n'est pas assez fort pour créer, transformer ou faire disparaître la matière. En revanche, chaque divinité a une spécialité, c'est-à-dire une affinité toute particulière avec une partie du réel. Dans sa spécialité, le pouvoir de chaque divinité est immense, presque total.
La magie d'Aman est une forme particulière de magie spontanée, qui s'ajoute à la nature de toute créature ayant contemplé Aman. Son existence me paraît avérée par la supériorité du pouvoir inhérents à ceux qui ont contemplé les Terres Immortelles, en particulier des Calaquendi sur les Moriquendi. Mais il se peut également que cette forme de magie n'existe pas et que la supériorité ne vienne que de la science acquise auprès des Dieux. Si elle existe, elle développe des dons de voyance, de guérison et de résistance au Mal particulièrement forts..
La magie elfique est un pouvoir dont disposent les Elfes grâce à leur lien particulièrement fort avec Arda. Comme les divinités, les Elfes ne pourront quitter la Terre que lorsque celle-ci se brisera. Cela leur apporte certains problèmes (ils se lassent parfois, c'est pourquoi ils parlent de Don pour qualifier la mort accordée aux hommes), mais leur donne aussi un pouvoir plus grand à l'intérieur des cercles du monde. Cette forme de magie développe des dons de voyance, de guérison, de charisme et de résistance au Mal. C'est ce qui explique les talents de guérisseurs des Elfes en général, ainsi que les pouvoirs de voyance dont font preuve des gens comme Elrond ou Galadriel.
L'énergie vitale est une forme de magie inhérente à la vie même. Malgré ce qu'à pu dire Tolkien sur l'absence de magie chez les mortels, il me semble que son existence est avérée par les pouvoirs "magiques" dont disposent certaines créatures, même si elles-mêmes ne les considèrent pas comme magiques mais comme naturels (justement parce que pour eux ils sont très quotidiens). Je pense en particulier au pouvoir de camouflage dont disposent les Hobbits, et à toutes les formes de communications inhabituelles. On en trouve trois grandes formes : la communication entre un être parlant et un animal ou une plante (pratiquée par les Elfes ainsi que par certains hommes comme Beorn) ; la "télépathie", c'est-à-dire la communication sans paroles, par le seul esprit, pratiquée par exemple par Elrond, Galadriel et Gandalf au chapitre Many Partings du livre VI du Seigneur des Anneaux, qui n'est à mon avis possible que parce qu'on peut séparer momentanément l'esprit du corps ; enfin, une forme d'empathie, de symbiose totale avec un milieu naturel tout entier, et plus seulement des êtres vivants : c'est par exemple ce que pratique Legolas lorsque, arrivé en Eregion, il dit entendre les pierres pleurer les Elfes partis. Chez les créatures corrompues, l'énergie vitale disparaît et laisse place à sa forme altérée, l'énergie ténébreuse. Elle habite toutes les créatures mauvaises, les dotant en particulier d'une aura de terreur plus ou moins importante selon la créature ; elle est par exemple particulièrement forte pour les Nazgûls. Elle développe les capacités de destruction et de manipulations : ainsi, les Nazgûls peuvent "contraindre" Frodon à passer l'Anneau à son doigt.
Les dons thaumaturgiques sont une forme de pouvoir que possèdent par nature les souverains légitimes des peuples. Bien entendu les Belain en disposent en tant que seigneurs de ce monde. Il s'agit de dons de protection, de charisme, de guérison (Aragorn est reconnu comme roi avant tout grâce à ses talents de guérisseurs) et de clairvoyance (Aragorn "prédit" la chute de Gandalf avant leur entrée dans la Moria). Il est possible que cette forme de magie n'existe en fait que chez les souverains des Edain et leur soit conférée par leur lointaine ascendance elfique, et même divine puisque Melian fait partie de leurs ancêtres.
l est vrai qu'il nous est difficile de parler de "magie" pour ces deux derniers dons, mais c'est parce qu'ils nous sont (assez) quotidiens. Nous sommes en fait dans le même cas que Galadriel devant les Hobbits : nous ne comprenons pas bien ce que signifie le mot "magie" pour quelque chose qui nous est propre et que nous utilisons couramment (enfin, plus ou moins on ne guérit tout de même plus très fréquemment par imposition des mains). Mais il s'agit tout de même de magie, toujours si l'on accepte ma définition initiale. Mais on comprend mieux à présent pourquoi Tolkien répugnait tant à employer ce terme.La magie rituelle comprend deux sous-catégories :
La magie d'invocation est la plus difficile à expliquer. Elle consiste à demander à une ou plusieurs divinité(s) de nous prêter momentanément une partie de son pouvoir. J'ai déjà expliqué plus haut pourquoi je pensais qu'il était nécessaire qu'une divinité intervienne. On peut trouver de nombreux exemples. Lorsque le Roi-Sorcier est devant Frodon au gué de Bruinen, ou bien lorsqu'il brise les portes de Minas Tirith, il est possible qu'il invoque le pouvoir de Sauron, mais il me semble plus probable qu'il utilise son anneau, s'il le porte sur lui. Le seul cas où la magie d'invocation me paraît indéniable se trouve dans Le Hobbit : pour moi, la capacité qu'à Beorn de se transformer en ours ne peut venir que d'un lien particulier avec un dieu, probablement Yavanna. Bien entendu, ce n'est pas une certitude, mais on peut difficilement l'expliquer autrement. En fait, la magie d'invocation est assez rare, ce qui me semble bien correspondre au désir de Tolkien.
Beaucoup plus fréquente est la magie runique. Il s'agit d'une forme proche de la magie d'invocation, à la différence que le pouvoir prêté ne sera pas utilisé dans l'instant mais enfermé définitivement dans un objet donné, souvent un sceptre, un anneau ou un bâton. Une divinité peut elle-même enfermer une partie de son pouvoir dans un objet ; c'est par exemple ce que fait Sauron avec l'Anneau unique. Il est alors plus puissant s'il porte l'objet, mais considérablement affaibli s'il le perd. C'est à mon avis ce qui explique de nombreuses formes de magie chez Tolkien : Grond, le bélier du Mordor, est plus puissant parce qu'il porte des runes magiques de ruine ; ce sont des mots écrits qui permettent aux Portes de Durin, seigneur de la Moria, de s'ouvrir lorsque l'on prononce ce mot. Ce n'est pas parce que les runes ne sont pas visibles qu'elles n'existent pas : Glorfindel voit sur le manche du poignard de Morgul des inscriptions que les autres ne peuvent remarquer ; les écritures sur la porte de la Moria n'apparaissent que dans certaines conditions. De même, on peut supposer que c'est une forme de magie runique qui a donné leur pouvoir aux bâtons des Istari et aux Anneaux de pouvoir. Bien sûr c'est la force de Sauron lui-même qui donne son pouvoir à l'Anneau Unique. Mais que Sauron ait mis sa propre force ténébreuse à l'intérieur de l'Anneau et que se soit cela qui lui confère sa puissance ne nous dit pas comment, par quelle technique Sauron a pu réussir cet enfermement de pouvoir dans un objet. Personnellement, je pense que ça peut être à travers les inscriptions puisque le texte correspond assez bien, en double interprétation, aux pouvoirs de l'Anneau. Pour les autres anneaux, aucune inscription n'y est visible, mais encore une fois qui sait s'il n'y en a pas tout de même ?
Quant aux bâtons des Istari, je crois bien sûr que chacun des Mages y a mis une part de son pouvoir, comme Sauron avec l'Anneau. Mais deux choses à remarquer: d'abord, ils y ont mis une part moins grande d'eux-mêmes puisque lors de la destrution de son bâton, Saroumane n'est pas détruit comme Sauron lorsque Gollum tombe dans le Feu avec son Anneau. Ensuite, je pense que les Valar ont également dû y mettre une peu de leurs pouvoirs. Peut-être, puisque les Istari avaient été choisis par des Valar différents, chaque Vala a-t-il ajouté un peu de son propre pouvoir dans le bâton de son envoyé? Et pour ces deux remarques, mon idée de l'introduction du pouvoir dans l'objet par le moyen des runes reste acceptable.
Cette forme de magie est donc extrêmement puissante : pour faire usage d'un objet enchanté, on n'a pas besoin de l'accord des divinités concernées, puisqu'il faut que Gandalf brise le bâton de Saroumane pour qu'il perde ses pouvoirs. En outre, un objet peut refermer de nombreux pouvoirs différents. Par exemple, Vilya, considéré comme le plus puissant des Trois, est l'anneau de l'air : on comprend donc qu'il a une affinité particulière avec cet élément, et c'est en particulier lui qui fait le ciel d'Imladris plus brillant qu'ailleurs. Mais il a également des pouvoirs sur l'eau, puisque c'est lui sans doute qui permet à Elrond de lâcher la crue du Bruinen, et il donne des pouvoirs de guérisseur, puisque Glorfindel, qui est un Elfe tout comme Elrond, dit que ses pouvoirs de guérisseur à lui ne suffisent pas pour guérir Frodon. L'anneau des Nazgûls semble également leur donner un très grand pouvoir. Il faut remarquer que le pouvoir qui peut être déployé à partir d'un tel objet dépend non seulement du pouvoir inhérent à l'objet mais également du pouvoir inhérent à son utilisateur. S'il mettait l'Anneau, Gandalf pourrait devenir un autre Seigneur des Ténèbres, mais Frodon, au moins au début de l'aventure, en serait incapable même s'il le désirait. Un objet magique puise donc dans le potentiel de celui qui l'utilise. Les objets peuvent même, s'ils sont très puissants, agir "seuls", dans une certaine limite bien sûr. C'est le cas de l'Anneau qui peut "appeler" quelqu'un à le trouver, ou bien serrer ou relâcher un doigt. Car une divinité peut mettre dans un objet non seulement une partie de son pouvoir, mais aussi une partie de sa volonté.Je serai particulièrement heureux de recevoir vos remarques, avis et critiques chez moi : meneldil.le.grand@caramail.com