de Sylvain Veyrié
Ils entendirent une clameur dans les bois, et ils s'immobilisèrent tels deux rochers gris, prêtant l'oreille. Mais la voix était mélodieuse bien que toute baignée de chagrin, et elle appelait sans cesse, semble-t-il un nom comme un qui a perdu ce qu'il aime. Et ils attendirent, et voila qu'il s'en vint un, en effet, qui parcourait les bois, et ils virent que c'était un Homme de haute taille, en armes et vêtu de noir, avec une longue épée à nu ; et ils s'étonnèrent car la lame était noire elle aussi, mais son fil étincelait, clair et froid. La douleur sillonnait le visage de l'homme, et lorsqu'il aperçut les ruine d'Ivrin, il cria son désespoir, disant : « Ivrin, Faelivrin ! Gwindor et Beleg ! Ici un jour je fus guéri. Mais jamais plus jamais je ne boirais à la coupe de la paix ! »
Et il s'en fut rapidement vers le nord comme qui court à la poursuite de quelqu'un ou en quête de quelque chose, et ils entendirent crier « Faelivrin, Finduilas ! » jusqu'à ce que la voix s'éteignît au fond des bois. Mais ils ignoraient que Nargothrond était tombée ; et que c'était Túrin, fils de Húrin, la Noire-Épée ; et qu'ainsi pour un bref instant - et par la suite jamais plus - se croisèrent les chemins de Túrin et de Tuor, qui étaient cousins.
Contes et Légendes Inachevés - Premier Age
es deux passages de l'uvre de J.R.R. Tolkien qui sont parmi les plus anciens et les plus travaillés sont La Chute de Gondolin, remaniée maintes fois et le Narn i Hîn Húrin, « le plus long des chants qui nous parlent de cette époque » (Le Silmarillion). Pourquoi Tolkien a-t-il pris autant de soin à conter les aventures des lignées des deux fils de Galdor, Húrin et Huor ? Pourquoi, par exemple, fait-il se croiser rapidement Tuor et Túrin près de la fontaine d'Ivrin ?
Je vais essayer de mettre en parallèle ces deux familles, et de montrer quelles interprétations l'on peut donner à leurs ressemblances et à leurs différences.
On peut donc émettre des suppositions sur les interprétations à donner au parallèle entre ces deux lignées. On peut en trouver deux, qui sont tout à fait compatibles.
out d'abord, la lignée de Húrin, par opposition à celle de Huor, représente la fin de la domination de la Terre du Milieu par les Elfes. Après eux, les véritables maîtres de cette Terre, et les véritables protagonistes de l'histoire des âges qui suivront, sont les Humains, par l'histoire des descendants d'Elros. Les Elfes ne sont plus qu'en attente du départ vers Aman, et cela dès ce moment, et non pas après la Guerre de la Grande Colère. Celle-ci est d'ailleurs provoquée par lignée de Huor, car c'est à cette époque que les Elfes commencent à tenter d'envoyer des messages à Valinor : « [Turgon] envoya des messagers [à Círdan] qui construisît à sa demande sept navires qui firent aussitôt voile vers l'Ouest » (Le Silmarillion). n peut ajouter que, hormis durant la Guerre de la Grande Colère, les Elfes sont toujours en quelque sorte les renforts des Dúnedain, mais jamais les meneurs. Seule l'intervention des Númenoréens permet de sauver la Terre du Milieu de Sauron, la Dernière Alliance des Elfes et des Hommes apparaissant comme l'ultime fait important des Elfes, ceux-ci attendant la flotte de Gondor pour résister au Roi-Sorcier qui bat l'Arthedain qui les avait protégés jusque là. Pendant la Guerre de l'Anneau, la Lórien se contente d'une posture défensive... Au contraire, les Humains sont vraiment ceux qui façonnent l'image de la Terre du Milieu dès cette période, et non pas à la fin du Troisième Age, comme on a pu le croire : « Le temps des Elfes est fini » (Le Seigneur des Anneaux - II, 2) dit Saroumane. Il ne dit pas qu' « il s'achève », il dit que s'en est déjà fait, que les Elfes ne sont déjà plus chez eux. e plus, Gil-galad, qui devient le Haut Roi des Noldor en Exil à cette époque (celle des enfants directs du Húrin et Huor) est sans enfant. Mais il y a un autre symbole marqué par la lignée de Huor, celui de la nostalgie des Elfes pour la Terre du Milieu, symbolisé par Elrond. Pourquoi reste-t-il là alors qu'il a choisit le destin des Elfes et que son peuple, son père et sa mère ont vogué vers l'ouest ? Parce qu'il marque, comme Galadriel, l'enracinement des Elfes en Terre du Milieu, et le fait qu'en dépit de tout, ils s'y attardent encore, et la lignée de Huor, toujours fascinée, influencée par les Elfes, restera toujours un lien avec les Humains, et le conte d'Eriol en est le souvenir toujours renouvelé.Mais on peut trouver une interprétation plus large à l'observation des deux lignées, qui prend cependant sa source dans la première.
úrin et Túrin sont des guerriers fabuleux, et Tolkien n'est pas loin de dire qu'aucun être ne peut se mesurer à eux sur la Terre du Milieu : « Túrin ce jour-là paraissait immense et terrible, il marchait à la droite d'Orodreth et inspirait courage à toute l'armée [des Elfes de Nargothrond]. Mais les légions de Morgoth étaient plus nombreuses que n'avaient dit les éclaireurs et nul ne pouvait tenir à l'approche de Glaurung, sauf Túrin » (Le Silmarillion). Ils sont la force brute, ils sont fiers et rudes, mais leur sagesse est mise à rude épreuve et ils sont le jouet de Morgoth. Ils représentent ce que Tolkien réprouve chez l'être humain, le manque d'émerveillement, la tentation d'aller directement aux choses - Túrin ne supportant pas la guérilla des guerriers de Nargothrond - sans considérer leur beauté, la rage de vivre et la révolte contre la destinée, qui les rattrape. Turambar, le nom que Túrin se choisit, signifie « Maître du Destin » : Níniel en se suicidant crie « A Túrin Turambar turun ambartanen, Maître du Destin vaincu par le destin ! » (Le Silmarillion). Les multiples changements de nom de Túrin montrent cette volonté d'échapper à la destinée. es trois cités des Elfes chutent à cause de leur révélation : Nargothrond entre en guerre ouverte et se montre au grand jour, la retraite de Gondolin est révélée par Húrin, le don du Nauglamír entraîne la mort de Thingol, qui provoque le départ de Melian, ce qui laisse Doriath impuissant face à ses ennemis, la disparition de l'Anneau révélant la cité au monde (On remarquera d'ailleurs que Nargothrond, Gondolin - avec ses tunnels - et Menegroth sont des grottes, des espaces clos). Ainsi pour Tolkien ce qui est caché doit le rester pour conserver sa beauté, c'est le principe de Faërie, comme on peut le sentir dans Smith de Grand Wooton (peut-être le plus beau des contes de Tolkien) ou dans l'essai Du conte de fées (Faërie et autres textes) : « même aux frontières de Faërie nous ne les rencontrons que par hasard à quelque croisée des chemins ». Ainsi tout le bonheur de celui qui découvre Tolkien est le coté initiatique de cette oeuvre, par la découverte de tout ce qui est dissimulé. Les Elfes, les Hobbits, la Faërie en général sont montrés comme cachés, et la fameuse « voie droite » permettant d'atteindre Valinor en est un exemple. C'est d'ailleurs là tout le problème qu'a dû connaître Tolkien : créer en thaumaturge un monde cohérent tout en en gardant le mystère, rester dans la caverne de Platon. « J'ai moi-même des doutes au sujet de l'entreprise [d'écrire le Silmarillon]. Une partie de l'attraction du Seigneur des Anneaux est, je pense, due aux aperçus d'une histoire plus large à l'arrière-plan ; une attraction comme celle d'observer au loin une île que l'on ne visite pas, ou de voir les tours d'une cité lointaine miroitant dans une brume ensoleillée. Y aller serait détruire la magie, à moins que de nouvelles perspectives inaccessibles ne soient ensuite révélées. » (The Letters of J.R.R. Tolkien, cité dans l'introduction du Livre des Contes Perdus) es descendants de Tuor acceptent leur destinée - à part les Númenoréens dans le conte de l'Akallabêth (Le Silmarillion) : Tuor est destiné à aller à Gondolin, et il obéit à l'ordre d'Ulmo alors que Túrin combat un ordre de ce même Ulmo, transmis par Círdan : « Je me méfie des messagers fauteurs de troubles » (Contes et Légendes Inachevés - Premier Age) déclare le fils de Húrin. Tuor est, plus que Beren, le véritable symbole du sang elfique chez les Hommes, « ainsi pour la première fois furent réunies en juste noces un enfant des Hommes et une fille d'Elfinesse » (Le Livre des Contes Perdus - tome II). olkien, à mon sens, voit là le symbole de notre sagesse, le contraire de Túrin, l'émerveillement devant la nature - « Tuor se tenait debout sur la falaise, les bras grands ouverts, et un âpre languir emplissait son coeur. On dit qu'il fût le premier Homme à atteindre la Mer Immense, et que personne, hormis les Eldar, n'a senti plus puissamment le désir qu'elle suscite » (Contes et Légendes Inachevés - Premier Age) - la nostalgie de la Faërie, la demande de calme devant l'agitation des êtres - « je [Eärendil] suis fatigué du monde » (Le Silmarillion) - ce qui nous porte vers le merveilleux, le beau, le fabuleux, le spirituel, qui nous détourne de la fureur, qui nous entraîne loin de cette musique « bruyante et vaine, sans cesse répétée, avec un ensemble tapageur en guise d'harmonie, comme si de nombreuses trompettes jouaient la fanfare sur quelques notes » (Ainulindalë - Le Silmarillion) jouée par Melkor. Pour Tolkien, le départ des Elfes marque l'éloignement de ce qui est merveilleux, la révélation brutale des choses, et il veut marquer dans notre esprit cette opposition par les deux fils de Galdor, Húrin et Huor. L'un rappelle la Tradition, l'autre marque violemment le pouvoir et le droit des Humains sur cette Terre du Milieu. Le fait que Tolkien rende une de ces lignées stérile et l'autre fertile nous montre celle qu'il choisit, et Tuor et Túrin se croisant près de l'étang d'Ivrin, l'un allant vers le massacre des Orientaux à Dor-lómin, l'autre vers les merveilles de Gondolin illustrent bien ce choix.